C’est une proposition à considérer sérieusement : Eugène Green serait un cinéaste comique. Pas seulement, bien sûr. Car on sait bien à quoi s’affaire son cinéma : retrouver, comme en remontant le cours d’un fleuve, l’origine d’une parole qui, formulée dans la langue baroque, renouerait avec l’invisible. En d’autres termes fomenter un cinéma de la croyance -cinéma très en forme aujourd’hui, cf. Shyamalan- dont la clé serait la scène de résurrection dreyerienne du Monde vivant, son précédent film. On sait aussi que Green affectionne les plans de corps morcelés, qu’il aime par-dessus tout filmer les pieds de ses personnages, en chemin (voir son premier et pour l’instant meilleur film : Toutes les nuits), et que ses acteurs disent leur texte d’une manière, comment dire, particulière : diction détachées, grammaire de compèt’, liaisons dangereuses, bannissement de toute locution barbare (comprenez anglo-klaxon, dans la langue de Green). Et le comique ? Il est là, partout, ou plutôt c’est le sérieux qui est absent.
Du Pont des arts, à la lecture de son casting, on pourrait dire qu’il est un film-étape, car pour la première fois Green recourt à des acteurs chevronnés, mieux identifiés que son habituelle troupe (Alexis Loret, Christelle Prot, Adrien Michaux). On observe surtout que le cinéaste s’offre un registre supplémentaire, totalement absent jusque-là, la satire. Pour le reste, on est en terrain connu : sorte de fable sur la force de l’art (ici, la musique baroque), qui seul peut faire se rencontrer les vivants et les morts, efface la frontière du visible, rassemble les spectres et les jeunes esthètes autour de Monteverdi comme autour d’un feu de camp. Mais on ne voit presque que ça, cette satire du petit monde de la culture française avant dont l’ère Lang sera un prolongement (le film se déroule » un an avant l’instauration de la fête de la musique « , clairement abhorrée par Green) : mignons passant de mains en mains, maîtres de musique grotesques et tyranniques (Podalydès, invraisemblable et guttural dans la peau de « l’Innommable », un spécialiste du baroque facile à identifier), théâtreux pathétiques sortis de la Cage aux folles, professeurs comme congelés dans leur stupéfaction à la lecture des poèmes de Jacques Vaché, etc. Les amateurs peuvent s’amuser à reconnaître sous les traits des pantins croqués de plus ou moins illustres artistes. Alors ? Alors Eugène Green jure à qui veut l’entendre qu’il s’agit de tout sauf d’une caricature, que c’est même un documentaire pur et simple, en tout cas la reproduction de scènes auxquelles il a lui-même assisté. Ok, en fait on s’en fout un peu, et même c’est assez pénible, et pas si drôle quand on songe que ça relève d’un règlement de comptes pur et simple, qui n’intéresse au final pas grand monde, sinon les intéressés.
De l’autre côté, reste un beau film où frappe une certaine retenue dans la Green’s touch (un découpage moins atypique), et puis quelques scènes magnifiques, comme cette soirée rock où de jeunes gens bien de leur personne s’ébattent gaiement pendant que seul, isolé au milieu de la piste, Alexis Loret, les mains dans les poches de son étroit costume, se dandine un instant avant de rejoindre son amie, l’absente aux yeux ailleurs, qui par l’art mourra et renaîtra, par hasard, sur le pont des arts.