A Tel Aviv, au rythme d’un rock FM, un flic élancé danse en serviette de bain pour sa compagne enceinte. Cette ouverture lascive, qui ne laisse rien augurer de la sanglante bascule à venir, n’en définit pas moins le prisme du Policier, ancrant l’ensemble dans le périmètre sécurisé du couple, de la famille, plutôt que, directement, dans le climat politique pathogène du pays – son véritable sujet, pourtant. Attaquer la gravité par ce biais sensuel, c’est pour Lapid prendre son parti avec astuce d’une fatalité propre au cinéma israélien : la vénénosité suffocante, le climat de menace plus ou moins diffuse qui sont devenus les impératifs de ses fictions sociales (difficile de filmer Jérusalem ou Tel Aviv sans prendre le pouls d’un quotidien hypertendu). Ici, le danger extérieur est donné comme évidence invisible, laissé hors-champ mais imprégnant les faciès, les silences songeurs, les errances urbaines. Là où Ajami, par exemple, se servait de codes génériques très marqués pour aborder le politique (et donc s’y frottait ostensiblement, bien que par voies détournées), Nadav Lapid opte pour un non-polar. Il évite de filmer les forces de l’ordre au travail, regardant plutôt leurs barbecues virils, leurs apéros fatigués au bord de l’eau. Manière d’aller chercher une violence intrinsèque à Israël, non plus sur les zones de combat, mais dans le ronron de la routine, dans les vannes échangées entre collègues taillés en V.
Fort de ce parti-pris, Lapid porte un regard en creux sur la société israélienne, parvenant à cerner une inquiétude non plus générée par « l’Autre », c’est-à-dire l’ennemi arabe (celui-ci restera une sorte de grand absent fantasmé par les policiers bourrins, qui voient un Palestinien derrière chaque suspect), mais par un acide intangible, rongeant le pays de l’intérieur. Une forme de malaise dû à l’apathie des foules, étourdies par divers opiums idéologiques, et insensibles à toute violence qui ne vient pas de l’extérieur. Pour expliciter les séquelles de cette inconscience générale, le film bascule dans une seconde intrigue directement politique (mais toujours à travers les motifs de la famille et de l’amour) : un groupuscule de jeunes révolutionnaires beaux et fougueux prépare une prise d’otage chez les puissants. Leurs grands idéaux ? On n’en saura pas grand-chose, du moins pas plus que le flic du début, mobilisé pour neutraliser les teignes. La rupture narrative rend en tout cas le dispositif très voyant : le récit du policier n’était donc voué qu’à croiser celui des insurgés, afin de boucler la boucle (le patriote aveuglé rencontre un monstre dont il ne soupçonnait pas l’existence, sanguinaire mais nourri au même lait que lui). D’autant que ce deuxième acte, un peu faiblard, épouse frontalement la froideur des fanatiques, souligne leur radicalité mécanique au risque de faire tomber à plat leurs inéluctables dérapages.
Sans tomber dans la leçon morale à échelle nationale, Lapid flirte, dans ce climax emprunté à la tragédie classique, avec un pessimisme sentencieux. Lequel est d’autant plus surprenant que son film n’incrimine pas une instance en particulier, préférant très justement soutenir que le véritable ennemi est toujours invisible. Le Policier souffre donc d’un léger déséquilibre, se laissant un peu assommer par la rhétorique dans son second segment, alors que la poésie pilotait parfaitement le sujet dans son premier. On est, du reste, reconnaissant à Lapid d’avoir trouvé un angle nouveau pour filmer sa patrie inquiète.