A l’origine du Pianiste, il y a le désir d’un cinéaste européen de revenir sur une violence matricielle, celle qui a profondément marqué son tempérament d’artiste. Il aura fallu à Polanski la rencontre avec les mémoires de Wladyslaw Szpilman, l’un des très rares survivants du ghetto de Varsovie, pour enfin se confronter, en tant que cinéaste, aux atrocités qui ont marqué son enfance. Le choix de Szpilman impose une fois pour toutes dans le cinéma de Polanski l’idée de l’artiste comme rescapé, un personnage cerné par le danger et la paranoïa, et le pianiste rejoint par là les héros de ses autres films, de la jeune fille de Répulsion au Locataire. Bien plus qu’une autobiographie déguisée, Le Pianiste est donc un portrait de l’artiste en captivité, prisonnier d’un champ de ruines dont il sera bientôt l’unique résident et le chantre clandestin.
Le film ressemble à un classique et majestueux diptyque, resituant d’abord avec clarté et précision le contexte historique, l’histoire collective des Juifs de Pologne vue à travers une famille, avant de se resserrer sur le destin du pianiste Szpilman. Polanski a soigné sa reconstitution : un décor plus vrai que nature, reconstruit en Pologne et en Russie, dans un esprit de vérité et de commémoration. On suit les réactions de la famille Szpilman à l’obligation de porter un brassard bleu (équivalent polonais de l’étoile jaune), à l’interdiction progressive des lieux publics, puis à la construction du Ghetto, qui mènera à la déportation et à l’extermination de plus de 500 000 Juifs. Dans un tel contexte, l’Histoire ne permet plus l’invention, elle s’oppose au mythe, à l’idée même de genre cinématographique, et il y est moins question de personnages que de vies humaines. Avec Le Pianiste, Polanski n’a plus recours au code, à ses variations et détournements pour exprimer ses obsessions d’homme et de cinéaste. Sa conscience toute personnelle de l’horreur -qu’il a côtoyée à plusieurs reprises dans sa vie- explique une évidente retenue dans la mise en scène, un respect de l’histoire, une lutte entre la peur et l’envie de montrer qui confère au Pianiste cette distance si particulière. Aucun effet ne s’ajoute à la brutalité des exactions nazies, la mort frappe, inlassable et arbitraire, signalée par le bruit mat d’un corps que l’on défenestre, d’une balle logée dans le front d’une jeune femme sous le regard froid d’un bourreau. Il semble que le cinéaste devienne ici spectateur, qu’il nous invite en silence, avec humilité, à partager son regard incrédule.
Evidemment, Polanski ne peut ici donner libre cours à son goût pour la terreur, le mystère et l’ironie. Cette manière de regarder l’horreur en face, c’est bien légitime, le paralyse. D’où l’absence d’un réel projet cinématographique, et la rareté des inventions de mise en scène. Comme si Polanski s’était d’abord refusé un point de vue dans cette histoire, s’en tenant à la confection d’un film-témoin, un film mutique à l’image de son personnage. C’est pourtant au moment où Le Pianiste bascule précisément dans le silence -quand Szpilman perd tout contact avec le monde des hommes, se réfugie dans les ruines désertes du ghetto- qu’il dévoile son vrai sujet. Le héros (Adrien Brody, amaigri et hirsute mais au regard inaltérable) promène parmi les ravages de l’occupation son propre délabrement physique et mental, il devient une sorte de degré zéro de lui-même. Parcours christique qui le ramène à sa propre condition d’artiste, à la possibilité même de l’art dans un monde où la parole est condamnée à la futilité et à l’impuissance. Le Pianiste puise ainsi sa force dans cette manière obstinée de cerner la solitude toute métaphysique du héros, son abandon et sa régénérescence. Il se défait enfin d’une mise en scène amidonnée pour atteindre une émotion plus intime, un humanisme plaintif et blessé, mais encore capable d’espoir.