Dans le cadre du cinéma français, et plus spécialement du polar, un auteur de la trempe de Xavier Beauvois est plutôt une bonne nouvelle. De par son humilité tout d’abord, forme sereine d’un naturalisme n’ayant pas peur de se déborder lui-même pour ouvrir à un au-delà crépusculaire du monde qu’il décrit : la mort, qui rôde dans Le Petit lieutenant comme dans les précédents films de l’auteur, n’a rien d’une posture arty, mais travaille de manière insidieuse la matière même de l’oeuvre, en un ballet d’ombres qui renvoie le petit nihilisme noirâtre et bourgeois de tant de films français au vestiaire. De par sa simplicité formelle enfin, qui feint la grande forme pour revenir constamment à une épure qui doit moins au modèle de la qualité française qu’à son envers pas moins noble, sinon plus : dans ce film, notamment, l’aspect pédagogique de la fiction ou du feuilleton institutionnel dont la télé nous abreuve chaque semaine, et qui prend ici une forme d’idéal.
L’histoire est des plus anodine : une jeune recrue de la police, soutenue par une femme mûre et ancienne alcoolique, évolue au sein de la crim’ à Paris. Une banale affaire de meurtre le plonge dans l’enfer du métier : sa routine blême, existence morne sur laquelle plane constamment l’ombre du tragique et de la mort. La grande réussite du Petit lieutenant tient donc dans sa précision, approche assez éclatante du métier journalier de policier, évitant toute complaisance sans pour autant se raccrocher à un regard d’entomologiste froid. Il y a dans le personnage d’Antoine, la recrue, comme dans celui de Caroline, qui le prend sous son aile, une densité dramatique, légèrement romanesque, qui donne au film son mouvement : simple, intense, émouvant, bouleversant parfois. Chaque personnage secondaire, chaque pause ou suspension du récit s’inscrivent dans cette logique d’un romanesque de gare (la scène dans Paris où sont filés les suspects, exemplaire, comme celle d’interrogatoire d’un témoin vagabond) veiné d’une grande force documentaire.
Mais paradoxalement, c’est aussi de cet aspect documentaire qu’adviennent des limites qui ne seraient pas celles du film lui-même, mais d’un cinéma français qui, même quand il est d’une telle qualité, demeure l’ombre un peu mesquine de son grand frère hollywoodien. Impossible, évidemment, de ne pas songer ici à des films tels que Police fédérale L.A. ou Les Flics ne dorment pas la nuit, chef-d’oeuvres de la chronique policière dont Le Petit lieutenant n’atteint évidemment pas la cheville. La faute à cette manière de s’excuser constamment d’être un film de cinéma : témoin ce petit passage, assez insupportable, où des photos réelles d’autopsie passent entre les mains des policiers. Gêne, encombrement, retour étriqué de réel qui est bien sûr le signe d’un refus, d’une dérobade envers l’indispensable perversité -vulgarité à reconstituer le réel, croyance en la fiction- du cinéma. Si bien que les films de Beauvois, comparés par exemple avec ceux d’un James Gray (dont les sujets sont voisins) apparaissent aussi comme l’envers un peu nombriliste, un peu exhibo de la richesse de ce qui fonde un genre classique.