D’abord un homme, menuisier dans un centre de formation. Il refuse un nouveau stagiaire en découvrant son nom, mais il cherche à le voir, l’épie, et finalement l’accepte dans son groupe. On ne sait pas pourquoi il l’observe ainsi, à la dérobée, dans l’embrasure des portes. Mais, emporté par cette brusque impulsion, on suit bon gré mal gré la caméra lancée aux trousses de cet homme qui chasse des yeux. Le Fils reconduit brillamment l’entreprise de cinéma initiée par Rosetta : un cinéma sans répit, tout en tension, en trajectoires chaotiques, où le monde est vu par-dessus l’épaule d’un personnage, un cinéma de la filature et de la course-poursuite, de la traque. Et comme l’intense physique des corps à l’oeuvre chez les Dardenne somme le spectateur de courir, lui aussi, jusqu’à l’essoufflement, chacun (spectateur, caméra, personnage) se retrouve à la poursuite d’un autre.
Pour cet homme, Olivier, exercé à reconnaître dans un morceau de bois la forme future d’un objet, voir c’est déjà toucher. Et deux corps qui se touchent -même des yeux- c’est immédiatement une question de cinéma. Le corps d’Olivier : un corps fort, habile, imposant, mais brisé de partout, un corps qui semble manquer d’air, serré qu’il est dans son corset, une voix essoufflé – lisez son âme sur ce tissu charnel. L’autre corps, on le verra d’abord par bribes, par morceaux. Il appartient à Francis, un jeune garçon atone. Qui est-il ? Le fils que suggère le titre du film ? Pas exactement, c’est celui qui remplace le fils d’Olivier. C’est l’assassin du fils d’Olivier.
Le film recommence, se reformule, gonflé tout à coup de propositions nouvelles. Du hors-champ, le suspens est passé au plein-cadre. Que faire de ce corps étranger, comment un contact entre les deux personnages est-il possible ? On ne le saura qu’à la fin, puisque le véritable temps du film, c’est la poursuite, le mouvement : l’incessante mobilité du regard d’Olivier, qui cherche à cadrer Francis, mais décadre, décroche aussitôt (il le dit lui-même : « je ne sais pas pourquoi je fais cela ») ; la permanence étouffante d’un rapport d’attraction/répulsion entre les deux corps ; le corps à corps brutal (la séquence très sèche du baby-foot) ; l’indécidabilité du lien qui unit Olivier à Francis (père miséricordieux ? formateur ? vengeur ?).
Reste que le contact s’établit à la fin du film. Ni humanisme sans accrocs, ni mystique du pardon, le dénouement est une proposition ambiguë, à la fois humaine et un peu monstrueuse : partager le plan avec l’autre, avec le meurtrier. Comme une alternative aux conséquences du crime primitif (comme si Caïn n’était pas chassé du sol fertile). Le cinéma des Dardenne est bien plus tordu qu’il n’y paraît. Cette conclusion, ce coup d’arrêt provisoire (comme la fin d’un round), ressemble à un lapin sorti du chapeau d’un magicien de la dialectique : une dialectique qui conduit deux êtres irréconciliables à se réunir dans un plan ultime, qu’ils partagent avec ce qui les lie pour un temps -le travail. Cet apaisement trompeur, cette fausse quiétude soudaine, est la continuation de l’agitation obsessionnelle qui perce le reste du film : rien d’autre qu’une poursuite de la guerre des yeux, à l’intérieur d’un même plan cette fois. Même stabilisée, l’image chez les Dardenne est parcourue de vibrations violentes, de nervures douloureuses. C’est la promesse que rien, jamais, ne sera résolu.