La reprise du Dictateur, à une échelle rarement atteinte (pas loin de 200 copies, le pari est plutôt téméraire), est la première initiative d’une vaste politique de retrouvailles avec l’oeuvre de Chaplin. Suivront la sortie, à la fin du mois, d’un remarquable DVD du Dictateur (avec l’exceptionnel film en couleurs du frère de Chaplin sur le tournage et un très bon documentaire), et, l’année prochaine, d’autres reprises, d’autres DVD. Cette actualité Chaplin, on la doit à MK2, qui a pris en main la diffusion de cette oeuvre indispensable, qui résiste à toutes les modes, et dans laquelle on se plonge comme dans un éternel bain de jouvence.
Le Dictateur est un film charnière dans la carrière de Chaplin, à différents points de vue. En 1940, le cinéaste navigue autour de la cinquantaine, il est universellement connu comme aucun autre ne l’a été ni ne le sera. Après 25 années de succès ininterrompu, Chaplin s’engage dans son projet le plus ambitieux, le plus fou, qui introduira une double rupture dans son cheminement artistique. D’abord, c’est la dernière apparition de Charlot, ses dernières acrobaties, sa mise à mort symbolique (sa mort réelle aura lieu dans le film suivant, Monsieur Verdoux). Ensuite, c’est le premier film parlant de Chaplin, qui a passé l’épreuve après une résistance héroïque et avec un génie stratégique d’une folle originalité. Quatre ans auparavant, on avait pourtant entendu des voix dans Les Temps modernes : celle du patron de l’usine, le seul personnage pourvu de dialogues, ce qui installe immédiatement la parole humaine dans un registre problématique et en fait un ennemi potentiel (du peuple, de Charlot), mais aussi celle de Charlot, qui chante dans une langue inconnue et incompréhensible, ultime pied de nez au parlant. La prise de parole de Charlot et sa mise à mort sont profondément liés, c’est un chant du cygne, le vagabond devant disparaître sur un bruyant coup d’éclat, rejoignant définitivement la constellation des grands mythes modernes.
Si Charlot parle, c’est qu’il y est forcé par celui contre lequel il entreprend de se dresser, celui qui a volé sa moustache, Hitler. Chaplin a vite saisi le danger Hitler : le führer est une voix, un blatèrement rauque et brutal qui déplace de l’air et des foules. Adenoïd Hynkel, dictateur de Tomania, suit la logique jusqu’à son terme : en gommant de ses discours la correspondance signifiant/signifié, il désarticule la voix de son modèle et en révèle l’origine monstrueuse : une parole caverneuse, antérieure à toute communauté humaine qu’elle condamne par avance -une parole en deçà de toute civilisation, échappée du règne animal, naturellement extérieure à la sphère humaine. Le projet de Chaplin, épaulé par Charlot qui y laissera sa peau (il récupère sa moustache, mais celle-ci est salie par la Shoah, alors Charlot s’éclipse), consiste à reprendre la parole, à lui rendre dignité et sens. C’est le rôle de l’immortel discours final, prononcé par l’homme Chaplin, qui peu à peu tombe le masque en une bouleversante métamorphose. Cette alliance Chaplin/Charlot, petite machine de guerre capable de renverser des montagnes (et des dictateurs, symboliquement), fait toute la légitimité de la caricature d’Hitler, impensable ensuite, après la révélation de l’Holocauste, puisque les meilleurs gags du film (dont celui, phénoménal, de la dactylo), s’appuient sur ce détraquement de la parole. C’est vrai, on avait fini par oublier de dire que le film est un sommet du cinéma comique. Mais est-il besoin de le préciser ?