Etre honnête, ne pas tromper sur l’accessibilité, difficile, de ce Cinquième empire : il faut, pour goûter le nouveau film de Manoel de Oliveira, savoir quelque chose de ce qui se trame au palais du Roi Sébastien. On en dira beaucoup en précisant que c’est le film que le cinéaste portugais s’était toujours promis de réaliser. Un film parlé, un film entièrement consacré au Roi Sébastien. Lequel visite toute l’œuvre du cinéaste. Rarement représenté en chair et en os (comme dans Non ou la vaine gloire de commander), mais très souvent évoqué, d’Actes de printemps à Parole et utopie. Qui est-il ? Sébastien (1554-1578), roi du Portugal : jeune et utopiste souverain parti à la conquête du monde pour y instaurer le règne de Dieu, dont le Portugal serait le foyer de rayonnement. Epopée qui s’ensable dès le Maroc, à Alcázar-Quivir. Fin des rêves de grandeur du Portugal, bientôt remis sous tutelle espagnole. Sébastien trouve la mort dans cette « Bataille des trois rois ». Du mystère de son corps introuvable naît le mythe du roi caché qui, par un matin de brouillard, reviendra sur son cheval blanc établir le Cinquième empire, la paix universelle. Cette tradition -le sébastianisme- essentielle dans la pensée portugaise, la traverse depuis Antonio Vieira (celui de Parole et utopie) jusqu’à Oliveira, en passant par Pessõa.
Cela posé, à quoi s’attache Oliveira ? Non pas à la geste du roi en guerre (cela était déjà narré par Luis Miguel Cintra dans Non ou la vaine gloire de commander), mais à l’antichambre de l’épopée appelée à échouer et se transformer en mythe. Naissance du mythe alors, qu’observent les plans fixes et que détaille le texte de José Régio, dont le film adapte la pièce ? Pas davantage, pas exactement. Car Sébastien, avant d’être le Caché, est aussi le Désiré, il est l’origine et la fin du mythe, qui advient en lui et par lui. Quand le film commence, quand le monarque fait le tour des gisants de ses prédécesseurs, devant tel pour en réclamer l’épée, devant tel pour en embrasser la main, devant tel autre pour s’abreuver de sa force avant de réaliser, paniqué, que ce roi s’était perdu d’amour pour une femme, le travail du mythe a commencé depuis longtemps. Oliveira le sait, il filme donc une attente, actuelle autant que destinée à se prolonger, indéfiniment, après la mort du roi.
Partout notée -y compris dans La Lettre, pourtant a priori éloignée des préoccupations sébastianistes- la manière qu’a Oliveira de cadrer ses personnages très bas, laissant au-dessus de leur tête un espace démesuré. Figuration invisible de la présence du divin, peut-être, figuration invisible d’un horizon, d’un à-venir, plus sûrement ici. Partout remarquée chez Oliveira, l’impression de voir par-dessus l’épaule des personnages. Le Cinquième empire est sous-titré « Hier comme aujourd’hui », mais le regard est porté dès à présent, dès hier, vers demain, vers la fin de l’histoire, le repos de sa dialectique, la synthèse advenue lorsque toutes les contradictions auront été résolues. Fièvre téléologique qui emporte ce calme film, succession de plans stables où se prépare, moteur caché, un dévoilement futur -cinéma de croyance. C’est de hauteur de point de vue qu’il s’agit. Oliveira parle depuis très haut, depuis le point de vue de la civilisation, ce qui l’autorise à brasser l’histoire en son plus ample découpage, l’hier -le mythe du roi Sébastien et la place du Portugal dans le monde- comme l’aujourd’hui -l’Union européenne. Ce retour du roi en vaut mille autres.