En Tanzanie, sur les rives de l’immense lac Victoria, s’opposent les extrêmes : d’un côté, industrialisation forcénée de la pêche à la perche du Nil, prédateur vorace à la chair succulente qui pullule depuis son introduction dans les années 60 et est à l’origine d’un immense et lucratif trafic entre Afrique, Europe, Russie et Asie ; de l’autre, la population indigène, victime à la fois des conséquences perverses de ce trafic et de tous les maux qui rongent la région des Grands Lacs : sida, misère, famine, proximité de la guerre (nous sommes à deux pas du Rwanda, du Burundi et de la RDC). Sur les principes du contraste et d’une infernale dynamique de cause à effet, le film d’Hubert Sauper parvient à un remarquable équilibre entre docu choc (avec parfois tout ce que cela sous-entend de Moorisme) et objectivité du constat.
La force de cet état des lieux ? Exténuer rapidement les pistes à la Michael Moore (théorie du complot, ironie lourdingue lors de la séquence-photo de l’aéroport théâtre de multiples crashs d’avion, enquête un peu toc) par un refus absolu de la compassion. Jamais le cinéaste, uniquement audible à travers ses questions, n’apparaît dans le cadre. Jamais ses questions ne dépassent le statut de la curiosité objective, à peine guidées par l’évidence des horreurs qui se jouent là. Ainsi les effets de ricochets du film apparaissent-ils dans une sorte de clarté qui s’émancipe de tout soupçon relatif au doute ou à la manipulation : du trafic de poissons au trafic d’armes, de la surconsommation de l’Occident à la famine locale, de la misère sexuelle à la barbarie, avec le rapport bouleversant du meurtre par un Occidental pendant le tournage d’une prostituée apparaissant dans le film. Puissance d’un documentaire qui se contente de rester constamment au même niveau d’écoute, sans le moindre mouvement exponentiel, par le simple recueil de témoignages et le recours constant à cette évidence du cauchemar.
Film-filet qui emmène tout sur son passage, et accueille en son sein rien moins que la totalité des maux qui enserrent son champ d’investigation. La théorie de Darwin, ici, surgit moins comme principe artificiel qui guiderait le récit que comme résultat objectif de la démarche du cinéaste. Elle s’impose dans une sorte de luminosité froide et terrifiante, hors de tout affect et de toute pulsion de performance. Simplement la mécanique glacée d’une sorte de néo-colonialisme purement économique (la terrible fausse innocence forcée des pilotes d’avion), le cauchemar tranquille d’une terreur aveugle, d’autant plus pernicieuse qu’elle apparaît ici comme absolument rationnelle.