Avatar dégénéré d’Hollywood, le cinéma coréen peut se complaire dans le pire des maniérismes comme accoucher d’étranges objets cinétiques. A l’œuvre un même art de la dilatation, une envie presque adolescente de pousser le curseur au taquet, d’acculer les codes. Comme ça, juste pour voir. Le résultat court de l’esbroufe péteuse d’Old boy jusqu’à ce mutant magnifique de The Host, en passant en revue toute la filmo de Kim Jee-woon. Drôle de cas celui-là. Un artiste de la gonflette, un condensé de toutes les tares et beautés du genre coréen dont on ne sait s’il feint l’arrogance du sale gosse ou s’il se prend vraiment pour le Tarantino du 38e parallèle. Regardez Deux soeurs, ou A Bittersweet life, regardez ce sourire narquois du petit malin, du bluffeur professionnel qui vous habille de lumière la moindre de ses régurgitations cinéphages. Mais alors qu’on croyait le cas du cinéaste réglé, qu’on le voyait condamné à jouer les doublures de Park Chan-wook, voilà qu’il déboule de nouveau dans le champ. Un western sous le bras.
Non pas que Kim Jee-Woon ait changé son fusil d’épaule. De bien des manières, ce serait même le contraire : tout dans Le Bon, la brute et le cinglé est affaire de turgescence, d’enflure à tous les étages. Simplement, la morgue qui jusqu’ici en découlait a laissé place à une ivresse sympathique. Les premières et tapageuses minutes font pourtant craindre le pire. En guise d’incipit, une attaque de train, énorme scène d’action qui tente de nous mettre groggy d’entrée, mais frôle à chaque instant l’agression visuelle et sonore. On s’apprête à haïr le film, persuadés qu’il en sera ainsi deux longues heures durant, que Kim Jee-woon ne sait décidément jouer qu’au mariole. Et puis le film se déploie, incongru. Lointaine resucée du classique de Sergio Leone, l’histoire lance trois aventuriers à la poursuite d’un mystérieux trésor planqué dans les steppes de Mandchourie. Ca part dans tous les sens, ça cause, ça cavale, ça flingue à tout va, le tout sans une once de structure. Très vite, il est clair que rien n’a vraiment d’importance ici, ni les motivations obscures, ni les personnages creux, ni le butin mcguffin, rien si ce n’est d’imprimer du mouvement à tout et partout. Attention, plaisir coupable.
Le Bon, la brute et le cinglé travaille son spectateur à l’usure, le noie dans le bruit, la vitesse et les trajectoires jusqu’à le faire céder. Seul importe ici le plaisir de l’action pour l’action, la frénésie hyperbolique et rigolarde qui anime chaque morceau de bravoure, comme s’il s’agissait d’atteindre systématiquement le point de non retour de la scène pour accélérer encore. Et encore. Du western, ne reste plus que quelques figures imposées (une attaque de train, plusieurs cache-poussière, l’incontournable mexican stand off), quelques gimmicks qui surnagent dans un maelström où tournoient tous les genres possibles (aventure, actionner, kung-fu, spaghetti, comédie). Rien ne semble devoir arrêter cette hybridation foutraque, cette sarabande trop folle, trop rapide, toute à l’image de l’éreintante poursuite à moto/cheval/voiture qui lance le dernier tiers. Trop ? Le film menace effectivement d’exploser en vol, de s’éclater à tout moment contre ce mur du son qu’il cherche à franchir, mais sa mécanique tient bon, résiste aux plus hauts régimes, fidèle à sa logique d’emballement. Le jusqu’au boutisme a du bon : alors qu’il aurait pu choisir le confortable braquet d’en-dessous, multiplier les clins d’oeil à l’original, jouer d’une posture post- façon Bittersweet life ou Deux soeurs, Kim Jee-woon opte pour le bouillonnement, la surchauffe, l’abandon clair et net à la course effrénée de son film. Sans un regard dans le rétro (ou presque).
On repense alors à Sergio Leone, à son art de la dilatation, à ce maniérisme outrancier qui a régénéré les vieux codes du western hollywoodien. Et l’on se dit que, toute proportions gardées (on insiste), Kim Jee-woon ne procède pas autrement même s’il fraie aux antipodes. Le premier orchestrait l’attente, gonflait démesurément l’espace-temps ; le second le sature de partout, brasse du vide en le remplissant à ras-bord ; mais tous deux usent finalement de la vitesse pour repousser le western jusqu’à ses frontières les plus inattendues. Celles de l’opéra d’un côté. Du cartoon de l’autre.