Commencer par l’évidence : à Kurt Cobain, à qui le film est dédié, Michael Pitt n’empreinte que dégaine grunge et rideau capillaire blond lui couvrant, presque tout le film, le visage. Pas plus, ni ses chansons ni ses guitares. Michael Pitt est Blake, star du rock dépressive, évadé d’un centre de désintoxication, sortant -c’est le début du film- d’une forêt pour retrouver une grande maison isolée où vit une petite tribu dont chacun de l’acteur qui l’incarne a conservé le prénom (Asia Argento, Lukas Haas). Dans la forêt, dans la maison, maigre activité : ici Blake cuit des nouilles, végète d’une pièce à l’autre, descend des escaliers qu’il remonte, gratte une ou deux guitares, enfile une robe ; là, il avait marché tête basse, s’était baigné, avait séché ses vêtements au feu d’un bouquet de brindilles ramassé off.
Last days ne donne nullement dans le biopic (voir Chronic’art #19 en kiosque), à peine dans l’évocation. Petite chose en apparence, simple, tendance haïku. Il enchaîne plutôt sur Gerry et Elephant, avec qui il forme trilogie, entretient fraternité pré mortem, partage territoire étrange à fouiller. Continue l’élan. Ne verrouille rien, du dur cadenas du film rock, de ce que les autres ont posé de grandeur et de caresses, d’habileté dans la circulation, totale, qu’ils mettent en place. Last days cuit un peu tout cela. Film moins évident, c’est sûr.
Sa procédure, sa rhétorique, Last days les énonce ainsi : série de décrochages (lancée sur deux jours, les deux derniers) qui désaccordent et raccordent aussitôt le foyer à sa périphérie. Manière d’évoquer une solitude, une figure. Un ange aussi, un peu, forcément, et une fleur malade. Ces décrochages se donnent instantanément, c’est la peau douce du film, ils sont mille. Entre la suspension, le surplace végétal de la dépression, la vie à l’arrêt, et la continuité du temps, la marche du monde -illustration dérisoire : arrivée impromptue d’un VRP des pages jaunes, venu vendre à Blake des encarts publicitaires pour le bottin. Entre la présence fantomatique de Blake dans la maison et son irruption, brève et soudaine, au coeur d’une soirée grunge. Entre le sommeil et l’activité, l’indécision entre les deux -un plan réunit le sommeil d’Asia et Lukas, à l’étage, et, aperçu par la fenêtre, Blake debout parmi les feuilles mortes. Entre musique concrète et B.O. imaginaire des derniers jours du leader de Nirvana -derrière la fenêtre de la cabane du jardinier, Blake s’affaire à la guitare puis à la batterie, une musique impossible s’éveille (guitare + batterie, en même temps) tandis que la caméra se recule lentement. Entre le centre et son alentour -Blake marche dans la forêt et se baigne dans la rivière, et de ce décor, que faire ? Quand on déprime, que faire ?
Blake est mort, étendu dans la cabane du jardinier et son corps astral se détache, grimpe nu à l’échelle invisible qui le conduit à quelque ciel. D’un corps à l’autre, d’opacité en transparence, un dernier décrochage relie plus qu’il ne sépare. GVS enregistre le lien de tout avec tout, le crée quand il n’est pas là, le casse si nécessaire -au beau risque, assez rock au fond, de la désynchronie. De cette logique d’accords / désaccords, Last days recueille le souffle, mieux, le bruit, en l’espèce une sorte de soliloque murmuré que le cinéaste a collé, phrases courtes et sans syntaxe, sur les lèvres de Michael Pitt. Contraire des voix claires du VRP ou des deux jeunes Dupond millénaristes venus à la maison pour vendre une bible et le message d’un Christ des derniers jours. Nuance d’avec la voix fatiguée, mais encore disponible, de Lukas qui par deux fois chante Venus in furs par-dessus le Velvet Underground. A la voix éraillée de Kurt Cobain, le film retrouve une origine dans les mots éteints qui semblent s’écouler de sa bouche comme d’une source.
D’élégiaque, le film n’a que cette manière d’accumuler divisions et nuances, différences et raccords, pauses et bifurcations immobiles sur une route à l’horizon connu d’avance. Blake entre par la porte et sort par la fenêtre, s’échapper sans bouger de ceux (agents ou détectives) qui le poursuivent. C’est dire qu’il se passe une infinité d’événements dans ces deux jours, cette maison seule et ces quelques dizaines de plans montés en 100 minutes par Gus Van Sant. S’effondrer d’abord, dormir et puis mourir, quel drôle de chemin faut-il prendre pour en arriver là. Vacuité que l’existence ? Sûrement pas.