La nouvelle est tombée l’année dernière : Terry Gilliam va porter à l’écran le terrible ouvrage de Hunter S.Thompson, Fear and Loathing in Las Vegas… Rien de bien rassurant lorsqu’on considère que le cinéaste n’était pas au meilleur de sa forme depuis son film majeur, Brazil. Mais voici la preuve qu’un réalisateur peut se renouveler et repartir au quart de tour après dix longues années marquées par trois films fort décevants (Les Aventures du Baron de Munchausen, Fisher King et L’Armée des douze singes).
Les douze singes qui tournent en rond étaient quelque part une faible tentative pour recréer l’univers du fantastique Brazil. Mais malheureusement pour nous, onirisme et poésie furent lâchement remplacés par un flot de moyens techniques, et surtout par un Bruce Willis revêtu d’une combinaison recyclée par la suite pour le défilé de la cérémonie d’ouverture des oscars… Beaucoup de raisons donc, pour nous laisser penser que Gilliam serait le réalisateur du prochain gros Blockbuster, spéciale machine à fric.
Seulement, l’ex Monthy Python n’a pas succombé à la tentation et a pris un énorme risque en s’attaquant à l’inadaptable Fear and Loathing in Las Vegas, en sachant pertinemment qu’il aurait la majeure partie de la critique américaine à dos pour un bon bout de temps… Effectivement, le livre de Thompson est tout ce qu’il y a de plus indécent, c’est un voyage sans début ni fin dans l’excès de substances prohibées, une hallucination permanente, un bras d’honneur haut et fier au puritanisme américain… Et le film de Gilliam n’est pas une version édulcorée façon Hollywood, c’est du rentre dedans pur et dur qui, sans savoir où aller, y fonce tête baissée.
A vrai dire, vu la quantité considérable d’informations, toutes plus cinglées les unes que les autres, s’imbriquant afin de former ce bloc monolithique de folie insondable qu’est Las Vegas Parano, l’adaptation du livre paraissait comme un travail quasi impossible, ou du moins à la portée de très peu de réalisateurs. Mais ce bon vieux Terry Gilliam a repris du poil de la bête et nous a pondu un film ovni tout ce qu’il y a de plus intense, voire même insoutenable pour les âmes sensibles.
A la base, Raoul Duke (Hunter S.Thompson), journaliste sportif et son avocat, le Dr Gonzo, étaient partis en 1971 pour une course automobile à Las Vegas. Le coffre de leur voiture rempli à ras bord de substances illicites et hallucinogènes, exclusivement destinées à la consommation personnelle des deux hommes, respectivement incarnés ici par Johnny Depp et Benicio Del Toro. Au final, après un long et sinueux chemin, l’article de presse à propos de cette course ne fut jamais rédigé en temps voulu, et Hunter S.Thompson écrivit ce livre retraçant l’aventure hallucinée des deux hommes.
Certains ont vu au travers de Fear and Loathing in Las Vegas une tentative pour retracer l’esprit du début des années 70, mais l’intérêt de ce livre (ainsi que celui du film, Dieu merci) est beaucoup plus singulier que ça. C’est tout simplement l’aventure de deux hommes plongés dans un univers euphorique et cauchemardesque, une vision du rêve américain à partir d’un angle (très) haut perché.
L’esprit du livre et du journalisme Gonzo (méthodologie journalistique douteuse mise en place par Hunter S.Thompson à l’époque, consistant à travailler en étant constamment sous l’effet de drogues en tout genre) sont donc tout à fait respectés dans le film de Gilliam si l’on excepte quelques petites fautes de goût tout à fait excusables comme l’insertion de deux ou trois petits gags bien plus proches de l’univers Monthy Python… Mais peu importe, ces derniers laissent vite place aux désopilantes hallucinations des deux compagnons de la défonce, habilement et adroitement concrétisées sur la pellicule. On remarquera au passage que l’utilisation des images virtuelles reste subtile et que Terry Gilliam n’est pas tombé dans le piège des effets spéciaux qui en foutent plein la vue. Ceci rendant quelque part les hallucinations de Depp et Del Toro bien plus concrètes et effrayantes qu’un flot d’images de synthèse que beaucoup d’autres réalisateurs n’auraient pas hésité à utiliser…
L’interprétation quasi clownesque des deux acteurs renforcent d’ailleurs brillamment ce point, on en arrive à se poser des questions sur leur sobriété lors du tournage… Mais la liberté qui leur a été accordée, a apparemment porté ses fruits ; et les improvisations des acteurs, aussi libres et contrôlées qu’un morceau de free jazz composé par Ornette Coleman, font de ce film une sorte de chaos total fidèle à l’univers Gonzo.