Lucian Pintilie, plusieurs fois censuré dans son pays, avait des comptes personnels à régler avec le passé et la mémoire de la Roumanie. L’Après-midi d’un tortionnaire, soulevant l’épineuse question des crimes d’états impunis, l’aborde pourtant de manière biaisée et surprenante. N’importe quel cinéaste aurait sans doute opté pour le documentaire, une enquête ou une étude de cas. En choisissant la fiction, Pintilie se laisse ainsi une marge de manœuvre, de mise en scène, et s’offre une certaine distance avec une vérité historique taboue, voire ignorée.
Dans un train traversant la campagne roumaine, un vieux professeur et une jeune journaliste parlent métaphysique. Le professeur dessine un schéma sur une vitre sale prouvant l’existence de Dieu, et tandis que le train s’arrête dans une gare, la figure d’un homme vient se placer au centre du dessin : c’est Lepetiot, modeste apiculteur, ancien fonctionnaire du régime communiste, ex-tortionnaire de détenus politiques. Au cours d’une après-midi, la journaliste cherchera à lui tirer les vers du nez, mais tout entrave la confession : un magnétophone capricieux, la femme folle et aveugle de Lepetiot, et surtout une horreur jamais dite ni racontée, qui hante la mémoire d’un pays incapable d’assumer son histoire.
L’Après-midi d’un tortionnaire brille par son dispositif et sa construction : Pintilie n’a pas cherché à mettre l’horreur en image. Homme ordinaire et modeste, renfermé, Lepetiot semble contenir en lui une tragédie jamais écrite ni rejouée. C’est en effet par un procédé théâtral que Pintilie (longtemps metteur en scène de Brecht et de Ionesco) rend compte de la mémoire comme scène : autour d’un arbre du jardin se rejoue le drame oedipien de l’enfance, puis l’époque des tortures. Lepetiot raconte péniblement, à demi-mots, comment il a été entraîné dans le meurtre par une femme, qui se masturbait pendant que les victimes agonisaient. La remémoration s’opère de plain-pied avec le présent, fait irruption sur cette scène inconsciente. Mais ce personnage, à l’image de son pays, ne peut se repentir, livré à lui-même et à la désolation morale qui l’entoure. Portrait en creux d’un criminel ordinaire, L’Après-midi d’un tortionnaire se construit sur cette impossibilité de la confession, comme un témoignage métaphysique à défaut d’être politique.