Ils ne sont pas si nombreux les scénaristes hollywoodiens à avoir doublé avec succès le cap de la mise en scène. Alors quand un David Koepp s’avance à pas feutré, avec des envies de cinéma, une modestie et un savoir-faire de petit maître, l’exception est trop rare pour ne pas être soulignée. Scénariste de Spiderman, La Guerre des mondes, Jurassic Park ou L’Impasse, quand même, Koepp est aussi un cinéaste d’une élégance toute calligraphique, qui travaille le film comme un fluide, d’une seule et longue coulée. Chacun de ses métrages s’enroule autour d’une idée-force, d’un motif visuel qu’il exploite, ou contourne, moins pour illustrer son scénario que pour le ramasser. Dans Hypnose, il s’agissait de flashs et d’échos, dans Fenêtre Secrète d’un travelling au travers d’un miroir. Pour La Ville fantôme, Koepp a choisi un champ-contrechamp.
Dentiste de son état, Bertran Pincus (excellent Ricky Gervais) a fait de la misanthropie un art de vivre. Mais à la suite d’un arrêt cardiaque, cet allergique aux autres va voir sa vie envahie par des morts. Des fantômes qui traversent les murs pour lui demander son aide. Un mari volage et égocentrique (Greg Kinnear) le tanne plus particulièrement que les autres. Coincé comme ses congénères à New York, il veut faire capoter l’histoire d’amour que vit son ex-femme (Tea Leoni). Bertran servira d’intermédiaire. Jusqu’à ce qu’il tombe amoureux à son tour. Moins attentif à la conclusion (prévisible), qu’à la manière de la rallier, David Koepp use de la comédie romantique comme d’un dispositif expérimental. La structure balisée de sa ghost-love-story ne sert que de station d’accueil, de réceptacle assez large pour laisser au film tout le loisir de se déployer. Le catalyseur, c’est cet anti-héros, adipeux et antipathique, qui disparaît du regard des vivants pour mieux devenir visible pour les morts. Un faux spectre pour aider les vrais, belle idée. A l’image de ce personnage chagrin et paradoxal, La Ville fantôme avance à reculons, s’approche doucement des choses mais refuse d’entrer en contact, comme dans ces sublimes dialogues cafouilleux qui ne laissent qu’expectative et embarras derrière eux. Un pas en arrière, deux en avant, mais personne pour faire le premier : La Ville fantôme fuit l’idée même de relation pour en révéler l’urgence.
Il y a un certain raffinement dans cette mise à distance permanente (peu de gros plans), un goût pour la circonvolution assez rare, même dans la comédie américaine. L’extrême pudicité des personnages, de leurs gestes, de leurs sentiments n’est jamais raillée, elle sert au contraire de mise en tension. Il faut voir comment Koepp repousse le champ-contrechamp qu’on évoquait plus haut, ce moment fatidique où le dialogue à trois deviendra enfin tête-à-tête. Tout au long du film, il tourne autour de cette image impossible, la planque sous des enjeux de surface, brouille nos attentes à force de faux départs. Et lorsqu’au détour d’un plan il se décide enfin, c’est en sourdine que la caméra va panoter et exclure Bertran des débats pour n’y laisser que les ex-époux séparés par la mort. Face à face. Champ contre champ. Derrière la suprême banalité de ce découpage, c’est le projet global de La Ville fantôme qui se réalise en quelques images, une ambition moins évidente qu’il n’y paraît : rétablir le contact. Entre morts et vivants, entre Bertran et les autres, entre soi et l’extérieur. Mais il faudra un long slalom avant que les personnages acceptent de se frôler, de se côtoyer, de s’approcher en douceur plutôt que de s’éviter. A force d’effleurement, Koepp finit par toucher juste.