Mis à rude épreuve par le spectacle sidérant de l’abjection et de la cruauté des hommes, souvent heurté par la violence des images et des sons, le spectateur béotien de La Vie nouvelle se demande bêtement, le temps d’un battement de paupières, dans ce court répit où il échappe au cinéma-torture, ce qu’il a fait pour mériter ça ! Questionnement en apparence idiot, qui a l’air de considérer les choses de l’écran pour de vrai. Alors que l’écran, on sait que ce n’est qu’une toile blanche et des ombres qui défilent dessus ! Desnos disait : Les Rayons et les ombres. Philippe Grandrieux, l’ordonnateur de ce nouveau cauchemar aime bien cela : les rayons et les ombres.
C’est même la formule première de son cinéma. Ce qu’il vise, c’est l’absorption du spectateur par le chaos de l’écran, on dirait presque le lavage de l’oeil. Tout l’inverse de l’espace entre le spectateur et le film qui a été la base du cinéma dit moderne de l’après-guerre jusqu’à l’arrivée de la publicité et du tout visuel dans les années 1980. A l’époque, on appelait ça « la place du spectateur » et cela fondait le contrat moral entre le cinéaste et son public. Où est sa place face au nouvel opus de Grandrieux ? Réponse : il n’en a pas ; il est sommé d’être dedans ou nulle part. D’où le retour de la question -pas du tout idiote- de notre inculte spectateur : pourquoi tant de haine à mon égard, pourquoi me faire partager aussi violemment ce goût immodéré pour la terreur, sans me laisser souffler ?
Comme Flaubert qui disait négliger tout dans sa journée pour « faire sa phrase », Grandrieux est un styliste qui « fait son plan » avant de se demander ce qu’il veut dire.. Comme Flaubert encore qui cherchait à faire « un chef-d’oeuvre bête », c’est-à-dire une oeuvre qui ne tiendrait que par son style et aurait la propriété des choses -un grain de poussière, un caillou, un coquillage-, Grandrieux réalise un film qui ne veut rien dire et qui ambitionne d’être une chose, un objet organique, une mâchoire, un cri des ténèbres. Son travail de cinéaste s’apparente davantage au scientifique accoucheur de monstres qu’au metteur en scène contemplatif qui ausculte le monde. Quelle distance entre un Kiarostami et lui. L’humilité de l’un est à hauteur de l’immodestie de l’autre. Chez l’Iranien, attentif au bruissement du réel, la nature dispose, l’oeil compose. C’est l’inverse chez l’esthète français qui plie et martyrise le réel pour jouir du spectacle.
Car, à nouveau, la beauté du film de Grandrieux est à la fois sublime et douteuse. A nouveau, le lieu d’où le cinéaste parle échappe à toute topographie et prête à confusion. Sans vouloir jouer les censeurs -qui courent les rues de nos jours- il est légitime de questionner, dans la chair du film, le démiurge qui la fait naître. Que voit-on ? La réduction de l’homme à sa version viscérale, primitive, homo je ne sais quoi jeté dans la gueule des chiens, se jetant sur les putains comme si elles étaient des chiennes, puis encore, des corps suppliciés, des visages en larmes, la brutalité partout, des cris… De quelle vie parle le titre et de quelle nouveauté ? Comparée à la charge du film, la référence à Dante est dérisoire. A moins de considérer la Vie comme l’antichambre de l’horreur. Le vrai titre du film, c’est : « La mort dans l’âme ».