Qui pourrait m’expliquer en quoi La Vie est belle mérite d’être l’objet d’une quelconque controverse ? La première partie du film n’a dérangé personne : on y voit Guido, juif insouciant et gai malgré les pressions croissantes de l’administration fasciste, ouvrir une librairie et fonder une famille. Jusqu’ici le film fait rire. Tout ressemble à un conte de fées, dans lequel la politique tiendrait le rôle de la vilaine sorcière. Le spectateur Cannois de base se dit alors que « ça se passait pas vraiment comme ça », mais bon… Deuxième mouvement du film, les choses se gâtent : la famille est déportée. Là, le spectateur se met à suer. Ce clown de Benigni a-t-il conscience de marcher sur des œufs ? Sait-il qu’on ne plaisante pas avec l’holocauste ? Mal à l’aise dans leurs fauteuils, certains murmurent déjà hystériquement le mot « scandale ». Savez-vous ce qui les rend fou ? Ils ne peuvent tout simplement pas concevoir que La Vie est belle se démarque d’une simple fiction historique sur la Shoah, et que celle-ci ait été abordée avec un souci plus poétique que documentaire. Concrètement, peu de gens ont avalé le fait que Guido sauve la vie de son petit garçon, en lui assurant à chaque seconde que leur camp est un immense terrain de jeu et qu’ils sont là pour essayer de ravir le premier prix.
Il ne rime à rien de s’en tenir au manque de réalisme notoire du film, alors que celui-ci se présentait ouvertement comme une fable. Si Benigni a donné le moins de détails possibles (tout en évitant de commettre des erreurs grossières) c’est justement pour qu’on ne condamne pas son film pour inauthenticité historique. Plus qu’à sa réalité matérielle, La Vie est belle se veut fidèle à l’idée même de la shoah, soit à son irréalité. Désireux de nous faire vivre l’absurdité de la situation à travers le regard d’un petit garçon, Benigni a mêlé horreur et onirisme, extermination et illusion. Comme dans un mauvais rêve de notre enfance, nous attendons, inquiets, un réveil salvateur qui ne vient pas. Là où Claude Lanzman nous dit « voilà ce qui s’est passé », Benigni nous dit « voilà ce que je n’arrive toujours pas à réaliser ». Alors, inévitablement, père et fils rigolent, chantent, jouent, dans un camp. Cela aussi a choqué. Comme si le besoin désespéré de rire pour ne pas céder n’avait jamais saisi un déporté… Sachez le bien, ici l’humour ne masque en rien la tragédie, ni ne réinvente l’histoire : quand Guido, perdu dans le brouillard, aperçoit une pyramide de corps enchevêtres, nous sommes dans un camp de la mort; quand on apprend que tous les enfants juifs, à l’exception de Gosuè, ont été gazés, nous sommes dans un camp de la mort; quand enfin, toujours drôle et plein d’entrain, Guido se fait froidement exécuter hors champ, nous sommes encore et toujours dans ce qu’on a appelé un camp de la mort.
Sous prétexte de protéger la mémoire des déportés, les détracteurs de ce film prennent plutôt le risque de la ternir : à ce rythme là, il ne sera bientôt plus permis d’évoquer l’holocauste, on s’en tiendra à Nuit et Brouillard, et puis basta. Ce sera le début de l’oubli… En attendant, sachez que La Vie est belle, parfois maladroit, quelques fois naïf, n’en reste pas moins l’un des films les plus admirables que le cinéma ait consacré à l’holocauste.
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