Almodovar et le genre : longue et houleuse romance qui offrit ses meilleurs heures à son cinéma, du temps où celui-ci convoquait des intrigues de polar simplettes (Attache-moi !, Talons aiguilles) pour mieux déshabiller ses obsessions. Il y avait quelque chose d’amusant à voir Almodovar tourner autour du pot, entrecoupant ses historiettes noires de moments de grâce hypersexués, en feignant de croire à un suspense un peu télévisuel. Dans ses films plus récents, le scénario se laissait même envahir par les réseaux de métaphores libidineuses chéris par le cinéaste, si bien qu’on a pu parfois avoir l’impression que la fiction n’existait plus qu’à travers les portraits de ses héroïnes. La Piel que habito, de ce côté-là, marque un tournant : nourri par des influences lointaines (à commencer par celle de Jonquet, dont il adapte Mygale), l’Espagnol coquin s’attèle cette fois pour de bon à la dramaturgie classique du thriller, allant même jusqu’à mordre sur le domaine fantastique.
Structurée en allers-retours temporels stimulants et déroutants, la trame slalome entre plusieurs situations : d’abord la greffe d’une peau transgénique, par un chirurgien au veuvage sombre mais gonflé d’assurance, sur une étrange concubine séquestrée ; puis l’intervention d’un demi-frère débarqué du Brésil, en cavale et clairement borderline, qui, dans un costume de tigre macho, s’empresse de violer la captive ; une soirée bien antérieure, enfin, au cours de laquelle la défunte fille du chirurgien est également en passe d’être abusée par un freluquet romantique mais trop fougueux. Les tableaux s’entrecroisent sur un mode hitchcockien, dont Almodovar s’accommode avec une adresse très visuelle, n’usant de la parole que pour livrer des fausses pistes. La question fondamentale demeurant la suivante : qui est (ou qu’est) cette jolie créature claquemurée, et quelle transmutation est-elle en train d’expérimenter ?
Ce canevas métamorphique à la Franju (mais surtout, en vérité, à la Cronenberg), traité avec un suspense sans relâche, s’avère le meilleur revirement qu’Almodovar pouvait faire subir à sa passion pour la problématique crossgender. Jusqu’ici, il filmait des hommes prêts à tout pour atteindre la féminité, ou plus généralement, des êtres décidés à se laisser guider par leur pulsion. Ici, le problème est inversé, puisqu’on a affaire à une femme-cobaye subissant la pulsion d’autrui, et forcée à ravaler la sienne pour épouser une mutation qu’elle n’a jamais choisie. Idée géniale que d’ausculter la transsexualité à travers le fantastique et les manipulations médicales, l’aspect clinique permettant de redoubler la force anxiogène d’une telle transformation et d’en communiquer l’ampleur dramatique à une large audience. Quel est le pire, se demande-t-on : naître dans le mauvais corps et devoir faire muter celui-ci, ou bien vivre l’exact opposé, c’est-à-dire se réveiller un beau jour dans une peau étrangère ? N’est-ce pas, finalement, un peu la même chose ? L’intelligence du projet ne s’arrête pas à cette inversion – ce qui serait un peu trop dialectique – puisque le film montre aussi les résultats inattendus auxquels peuvent aboutir une métamorphose, si cruelle soit-elle d’apparence : l’idylle, sexuelle et amoureuse, mais aussi un violent retournement de situation digne d’un conte de fée chtarbé.
Heureuse surprise donc, que de voir Almodovar continuer à faire du Almodovar (le contraire fût difficilement concevable), mais cette fois, sans en avoir l’air. En plongeant la tête la première dans les codes tordus de l’épouvante, il donne une nouvelle perspective à une marotte thématique qui commençait sérieusement à lasser, tant l’intéressé lui témoignait une dévotion aveugle, au risque d’éclipser son propre talent de cinéaste. Comme quoi, toute transmutation est bonne à prendre : Pedro Almodovar a réussi la sienne, pourquoi pas vous ?