D’abord, dégonfler la baudruche : derrière la caméra, ce n’est que Mel Gibson, mauvais cinéaste et grand contempteur du corps, qui en la passion du Christ peut idéalement assouvir sa passion pour les faces amochées (L’Homme sans visage) et les séances de tortures rustiques (le final de Braveheart). Certes, il faudra bien un jour se pencher sur son incroyable succès au box-office américain (il vient seulement d’être dépassé par un remake de Zombie et Scooby-Doo 2, l’honneur est sauf) et dès à présent sur les relents d’antisémitisme à la Pilate – Mel s’en lave les mains – qui le soutiennent. Puisque nous y revenons par ailleurs très vite (voir Chronic’art # 14, en kiosque début avril), on peut se concentrer sur le programme explicite du film, simple comme un coup de fouet : en 2h00, réduire le corps de Jésus en steak tartare à deux pattes. L’idéologie franchement sinistre du film est aussi là, sur le versant saignant, mais pas seulement.
Passons vite en revue ce qui relève tout bêtement de la médiocrité balourde de Gibson : ses visions fantastiques tout droit sorties du Jeanne d’Arc de Besson, notamment son diable albinos, sorte de Marylin Manson encapuchonné entouré d’une horde de gargouilles borgnes et rabougries ; la naïveté des flash-backs qui viennent teinter d’un roux rassurant l’agonie rouge du messie (séquences souvenirs : petits bouts de prêches, la Cène, le pain chaud, les pieds lavés, Jésus-charpentier révolutionnant les arts ménagers 2000 ans avant Ikéa en construisant une table haut format) ; les pathétiques ralentis roots sur les sandales foulant les graviers, qui évoquent irrésistiblement une parodie des Inconnus (en l’occurrence » Jésus II, le retour « ). C’est consternant, c’est une mise en scène indigente, mais ce n’est pas le plus grave.
Gibson a tourné entièrement son film en araméen et latin de rue. Derrière ce tour de force, une crapulerie. Poser cette v.o. de l’extrême comme gage d’authenticité, c’est se dédouaner de tout : si le réalisme va jusque-là, alors comment imaginer que le film ne soit pas dans un rapport de stricte vérité avec son sujet ? Sur la forme, le logos gibsonien se résume à une formule d’instit’ pète-sec : « c’est comme ça, puisqu’on vous le dit (en araméen) ». D’autre part, toujours à propos des mots, un comble : de la bouche du Christ ne sortent que deux types d’énoncés, des slogans best of (« Mon royaume n’est pas d’ici », etc.) ou des gémissements sous la torture. Or qui est Jésus pour les Chrétiens, sinon celui qui est censé apporter la parole de son Dieu, apporter une parole nouvelle ? Pour l’ex-Mad Max, c’est une plaie géante qui agonise en râlant. Le Christ de l’obscurantiste Gibson n’est pas une force de discours, mais un simple impact visuel, une image (de la douleur, de la rémission des pêchés, ce qu’on veut), surtout pas quelqu’un qui donne à penser, juste une paire d’yeux (son Jésus les a rouges) qui frappe et impressionne, archaïque et magique.
De toute façon le film entier est veiné d’un absolu déni de pensée, d’un refus horrifié de penser, pour ne pas dire d’une haine de la pensée au profit d’une pure et simple propagande audio-visuelle de la souffrance et de la contrition. Croire, ne pas comprendre, adhérer, c’est ce que réclame la foi, dira-t-on. Mais dans cette manière de revêtir le verbe d’un pouvoir occulte (comme le propose la messe en latin d’ailleurs) et de l’associer à ce qui se veut une expérience de la toute-puissance de l’image, il y a fondamentalement quelque chose d’autoritaire et de coercitif – pour rester poli. Sans compter que tout cela fleure bon le Moyen-Age (mais pas la mystique médiévale). Reste la question du gore. On dira plutôt : fétichisme des chairs meurtries, idolâtrie du corps en lambeaux, fanatisme SM, glorification sub specie aeternitatis de la douleur et du ressentiment. C’est à la fois primitif et intellectuellement repoussant (la haine du corps, encore). L’argument réaliste, comme toujours agité (le côté « based on a true story »), sert là aussi de cache-misère : il s’agit encore une fois, au-delà de tout dogmatisme, d’intimidation pure et simple, à coups de talons. Mais « c’est-un-film-d’amour » martèle Gibson, au nom du malsain esprit.