Sept ans qu’on attendait James Gray, depuis le beau et ténébreux The Yards, qui faisait suite au non moins soufflant Little Odessa, six ans plus tôt. Gray est un cinéaste jeune, mais rare. On s’explique mal la relative mésestime dont il pâtit, et qui s’est exprimée au dernier festival de Cannes où La Nuit nous appartient plut autant que The Yards en son temps, c’est-à-dire assez peu. Ce qui gênait le plus ? Le scénario. Parlons-en donc tout de suite. New York, 1988 : Bobby Green (Joaquin Phoenix, magnifique) gère l’une des boîtes les plus en vogue de la ville, où s’est installé un gros caïd de la mafia russe, décidé à s’accaparer le marché de la drogue pour en inonder la grosse pomme. Bobby a caché à tout le monde, sauf à sa compagne (délicieuse Eva Mendes, toute en vulgarité rimmel et en douceur eighties), que son frère (Mark Walhberg) et son père (Robert Duvall) sont deux chefs de la police new-yorkaise, et ils enquêtent justement sur le business organisé depuis la boîte de Bobby. Lequel, pris comme dans un étau, doit choisir : entre sa famille de sang, qui lui demande de servir de relais, et son parcours dans le monde de la nuit, puisque la mafia russe l’invite à participer à ses affaires. Il s’avère que Bobby, impartial au départ, bascule peu à peu puis, trahissant le scénario du fils maudit, rejoint les rangs de la police et combat les dealers. Certains ont vu dans ce choix un grossier plaidoyer pro-flic et moraliste. Il nous semble qu’ils ont tort et on va essayer de dire pourquoi. Il ne faut pas, en effet, faire l’économie des enjeux dramatiques de ce récit volontiers archétypal, ou plutôt inspiré des tensions tragiques (un père, deux frères chacun d’un côté de la loi – c’est du lourd), ni le passer sous silence au seul profit d’une admiration pour la forme, incontestablement brillantissime. Parce que c’est de cette structure narrative que découle la prodigieuse beauté du film.
Il faut aller directement jusqu’à la fin du film et jusqu’au dernier mot, « amen », qui le referme à la manière d’un lourd couvercle de cercueil – sur les flics, et sur les voyous, sur tout le monde. La Nuit nous appartient n’aura visité avant cela qu’une architecture sépulcrale : d’une boîte de nuit baroque au bal annuel de la police, de la première confrontation familiale à la remise des diplômes de la police : ce film semble n’avoir pour décor que les multiples nefs d’une seule et même église. C’est une sorte de messe basse ou de requiem, où les personnages avancent sur le rythme d’une marche funèbre. Il y a d’ailleurs une grande scène de funérailles, qui perfore le film, et rien ne dit que l’ultime séquence n’en est pas tout simplement la continuation et la fin. Rien ne dit qu’entre ces deux moments tout ne fut pas autre chose qu’un rêve, et d’ailleurs quand le film se termine et que l’image se fond une dernière fois dans le noir, Joaquin Phoenix semble terrassé, accablé, et incapable d’ouvrir les paupières. Quel éloge de la police, alors, si le film ne raconte rien d’autre que l’histoire d’un enterrement ?
Le grand souffle de La Nuit nous appartient traverse autant ses franges les plus sombres que l’éclat de magnifiques scènes de genre (fusillades, descentes de polices, courses-poursuite, traque, planque, etc.), certaines d’anthologie, toutes à la gloire d’une certaine idée de la grande forme américaine. De même que les points cardinaux du récit (flics, dealers, pères, fils), elles sont reliées entre elles par cette tonalité funèbre (les églises, la lumière, la brume) et une idée toute simple, à la ravageuse puissance. Durant deux des scènes les plus fortes – la visite du laboratoire et l’ahurissante poursuite en voiture – se fait entendre un même rythme, une même scansion, un même battement donné par un petit détail qui prend soudain une importance délirante : la respiration haletante de Joaquin Phoenix dans le laboratoire, puis le balancement des essuie-glaces dans la voiture conduite par le même Phoenix au cours de la poursuite. Avant et après ces deux points de suture, chaque image paraît hantée par cette pulsation ample et sourde, qui ressemble à la répétition ininterrompue d’un gong, d’un bong, ou alors à un tic-tac anxiogène, un cœur inquiet ou un glas. Ailleurs encore le motif de l’assourdissement sera repris (les coups de feu qui éclatent les tympans), et toutes les routes du film mènent à cette même sensation d’infinie pesanteur : des sons, des couvercles de cercueil, de la culpabilité, du devoir, des liens du sang, du fatum, etc.
La Nuit nous appartient s’avance tel un grand corps endolori, à la fois gracile et robuste, mais aussi complètement perclus de blessures, implorant presque le soutien du spectateur tant chaque scène est traversée comme une épreuve. Un film aussi douloureux qu’envoûtant, que voûté, avançant péniblement dans l’épaisseur d’un brouillard ou la violence d’un orage, à la manière dont la voiture de Joaquin Phoenix tente de se frayer un chemin parmi le trafic hystérique d’une autoroute où des tueurs poursuivent son père. La grandeur du film est à mesurer à l’aune de ces obstacles, de cette sensation qu’il faut arracher aux ténèbres chaque plan et chaque raccord, chaque mouvement de caméra ou d’acteur, chaque son et chaque mot. Un par un. Il y a au bout de ce chemin un film sans rémission où le poids de l’image n’est pas une vaine expression. Et aussi la confirmation que James Gray est un grand metteur en scène, néo-classique impétueux et cinéaste des nerfs, aux films épuisants de beauté.