Ca fait maintenant presque quinze ans que Pixar livre avec une régularité de métronome des films qui ont profondément changé et continuent de changer le cinéma d’animation américain (les autres Studios ont beau faire, jamais ils n’atteignent ce sentiment d’évidence et de perfection que laisse la vision d’un film de la firme à la lampe). Là-haut (réalisé par Pete Docter, à qui l’ont doit le génial Monstres & cie) vient ajouter une nouvelle pierre à l’imposant édifice Pixar, narrant les aventures d’un vieillard acariâtre (Karl Fredricksen) et d’un jeune garçon intrépide (Russell) dans un coin sauvage et inexploré d’Amérique du Sud. Avec cette particularité que le voyage s’effectuera (du moins au début) avec un moyen de locomotion peu usuel, une maison portée par une multitude de ballons (impossible de ne pas avoir vu cette saisissante image si on en juge par les innombrables affiches qui ornent les murs du pays). Il faut s’arrêter un temps sur le prologue mélodramatique qui montre d’une manière à la fois cinglante et incroyablement tendre comment une vie peut tenir dans un mouchoir de poche, et combien le réel, en s’abattant comme un oiseau de proie sur deux être humains, aura réduit à néant leurs rêves et aspirations. Derrière la rondeur de la 3D et les couleurs acidulées de la réalité animée, il y a une telle brutalité qu’on se dit que le film ne s’en remettra pas.
Commencer ainsi un film destiné en grande partie aux enfants (c’est à dire censé s’adresser à la part d’enfance des spectateurs, tous âges confondus) avec ce sentiment d’inéluctable et de tragique, est un geste incroyablement culotté et puissant dont on voit peu d’exemple dans l’animation grand public US (à part peut-être la mort de la mère de Bambi, dans le Disney du même nom…). C’est qu’il y a, dans beaucoup de films Pixar, une noirceur initiale qui vient souvent magnifier l’épopée que sont amenés à vivre les personnages, mais aussi apporter un poids de réel, permettre au spectateur de s’identifier pas uniquement à un univers fantaisiste et à des personnages farfelus mais, plus profondément, à un destin. Là-haut est chargé d’une dimension existentielle qui n’empêche jamais une sorte de candeur d’ensemble de s’épanouir. C’est même de ce clivage que le film tire sa force. Mais le scénario n’explique pas tout, et c’est, comme souvent dans les films Pixar, au travers de l’image que cette science trouve son point d’ancrage.
Ce qui frappe souvent dans la plupart des Pixar Movies, c’est l’attention qu’ils portent aux paysages. Pas seulement le paysage envisagé comme terrain de jeu (dans la pure logique pragmatique qui meut l’ensemble des films d’animation américains), comme environnement à maîtriser (exemplairement la série des Age de glace où il s’agit d’apprendre à survivre dans un univers hostile et dangereusement changeant), comme territoire à conquérir (beaucoup de films d’animations US reprennent cette thématique « horizontale » classique, là où la plupart des blockbusters « live » ont depuis longtemps intégré la dimension désormais « verticale » de la conquête, davantage faite de couches d’informations et de virtualités). Non, chez Pixar, particulièrement dans les deux derniers fleurons que sont WALL.E et Là-haut, il s’agit plutôt du paysage en tant qu’il renvoie l’humain (le robot, le monstre, le jouet) à la question des proportions, interroge sa place dans le monde (WALL.E, créature mécanique perdue dans l’immensité de l’espace, petite chose absurde sertie au milieu d’une ville fantôme construite sur des monceaux d’ordures). C’est disons la dimension « philosophique » (plus qu’adulte) des meilleurs Pixar, au sens où le paysage est autant un territoire à parcourir qu’un idéal, une pure idée, presque une image mentale.
Il n’y a qu’à voir, pour s’en convaincre, l’ultime plan de Là-haut dans lequel le panorama n’est plus qu’un lieu paisible où une âme pourra enfin trouver le repos, une image certes fugace mais aussi subtilement méditative. Et ce qui est beau ici comme dans WALL.E, c’est que les interrogations qui sont celles du scénario (quel sens donner à une vie qui s’étiole dans un quotidien morne et solitaire, à une existence à laquelle le réel a refusé ses faveurs) s’incarne à l’image et dans les choix de mise en scène. Il n’est pas rare que Là-haut ménage des petits moments de stase où rien ne se passe et où le film se laisse aller à la contemplation de l’univers, aux couleurs irisées du ciel ou à la majesté naturelle des choses. Même si le film n’égale jamais totalement, de ce point de vue, ce qui fait la singularité des Miyazaki, on est loin de l’hystérie qui prévaut généralement dans les films d’animation des Studios hollywoodiens (cf. l’horrible Madagascar 2). Au delà des scénarios souvent réflexifs (dans Toy story 2, la hantise de la réplication qui, face à sa figure répétée à l’infinie, laissait Buzz un temps perclu de doutes sur son caractère unique ; et dans Là-haut, l’amusant jeu sur l’anthropomorphisme récurrent des films d’animation auquel Pete Docter, son réalisateur, apporte une solution inattendue), l’image est souvent chargée d’un double fond, d’un inconscient qui donnent aux films une vraie puissance figurative.
Ces ballons s’échappant de la maison triste et anachronique de Karl Fredricksen ne fonctionnent pas autrement, révélant ce que le vieillard cachait en lui d’encore jeune et aventureux (chargés d’hélium, les ballons sont ronds, multicolores, tendus comme la peau du jeune Russell) tapis derrière les grincements et les antiques planches aux couleurs ternies de la bicoque. Une image aussi spectaculaire et divertissante que profondément intime : c’est dans cet entre-deux , ce partage de deux sensibilités opposées que le film trouve, dans ses meilleurs moments, un équilibre magique. On imagine assez bien comment le désir du film a pu naître de cette simple image, clivée entre le jeune et le vieux, la légèreté et la pesanteur, la réalisation des rêves et l’enlisement. Et comment celle-ci a pu naturellement réunir les deux âges de la vie. L’image ici est comme la caisse de résonance de problématiques scénariques, exprimant visuellement ce que le scénario ne dit pas (ce que devrait être, idéalement, le cinéma). Un mot pour finir sur la 3D, pour ceux qui auront la chance de voir le film chaussés de lunettes tridimensionnelles. Pete Docter et les techniciens de la firme en font un usage discret et intelligent. Ici pas d’effet de surprise avec un personnage qui vous saute à la figure. Au contraire la 3D sert à accentuer, de manière parcimonieuse, le jeu des distances, à décoller la figure du fond, les personnages du paysage, à dissocier la petitesse de la figure humaine et l’immensité des lieux, magnifiant là encore la vibration existentielle qui sous-tend le film.