En termes de distribution, c’est un tout petit film, le premier long métrage d’un jeune cinéaste portugais visible sur une poignée de copies, alors dépêchez-vous parce que des premières œuvres de cette originalité et de cette puissance, il y en a peu. C’est un film difficile, indéfinissable, alors se reporter au titre, La Gueule que tu mérites, tiré de ce proverbe : « Jusqu’à 30 ans, tu as la gueule que Dieu t’a donnée, après tu as la gueule que tu mérites ». Comédie dramatique sur les affres de la trentaine ? C’est exactement cela, sauf que cette question abordée par mille petites comédies insignifiantes donne lieu à un film royalement singulier, à la fois mu par une assurance sans faille et une confiance résolue, suicidaire peut-être, dans l’implication du spectateur. Après une demi-heure de projection, celui-ci normalement sera conquis par une brillantissime bobine où Francisco, prof de musique, sombre dans la déprime alors qu’on s’apprête à fêter ses 30 ans. Et pourtant ils chantent, lui et son amie Vera, son amoureuse, la prof de maths qui le console comme elle peut : chansons tristounes, mi-plaintives mi-lucides qui durant cette première demi-heure enchantent le film en une sorte de comédie musicale contemporaine d’une douceur enthousiasmante. Magnifique musique minimaliste, xylophone, ukulélé, Bontempi, signée Mariana Ricardo.
Mais la gueule que Francisco a méritée, on la verra à peine, seulement quelques gros points rouges venant éclore sur ses joues, symptôme de maladie car Francisco est malade, c’est entendu, malade d’avoir 30 ans, il a une rougeole existentielle – sévère. Et un malade, il faut le soigner. Francisco est reclus, à la campagne, dans une maison isolée, dans une chambre rouge, voisine d’une autre, obscure, où dort un monstre. Pour s’occuper de lui, sept nains, si l’on veut, sept grands garçons joueurs dont la vie est réglementée par une série très contraignantes de règles édictées par Francisco peut-être, ou plus sûrement par sa maladie. Il sera interdit de prononcer le nom de celui qui souffre et quatre-vingt dix-neuf autres mots, de compter les pas ou de brûler des bottes de foin. Qui enfreindra le règlement subira de terribles conséquences, comme dénombrer le nombre de cheveux sur sa tête. Mais il sera permis de lancer des cailloux dans la rivière ou d’arracher les queues des lézards. Il faudra juste veiller à être au lit avant minuit sinon le monstre vous bouffera tous. Il faudra rester vivant pour soigner celui dont on ne dira désormais plus le nom. Etranges, les règles du jeu proposées par le film lui-même, créature singulière et déroutante, d’une grande beauté formelle, drôle comme un rêve. La déprime est une maladie coriace, l’affronter est aussi hardi que prendre Fort Alamo, et parfois l’on entend, murmurée, la mélodie de Rio bravo.
La Gueule que tu mérites est un film somnambule, une complainte adressée à l’enfance engloutie sous trente années d’existence, et qui continue, petit insecte, à courir parmi les feuilles humides d’un automne portugais, sautant d’un coffre de pirate rempli de pièces d’or à la chambre obscure où le monstre est tapi. Nul symbolisme, chez Miguel Gomes, encore moins le désir de reconduire l’ode vaine, confinant dans mille autres films à l’éloge de l’infantilisme, à cet âge perdu qu’il faudrait retrouver pour vivre mieux. Ce qu’il filme, avec un aplomb et une sensibilité renversants, c’est une humeur invisible, un parfum seulement, un état d’âme au maximum. L’émotion que l’on ressent à la vision de ce conte fantastique sans dedans ni dehors est impalpable, puisqu’il ne se passe plus rien sinon des jeux, des tractations, des rebellions, des défis. Une émotion qui a peut-être pour nom : guérison.