C’est une grande joie de découvrir le troisième long-métrage d’Abdellatif Kechiche, et ce à plusieurs titres. D’abord parce qu’on n’avait pas vu depuis longtemps, très longtemps, un film français comme celui-là, qui allie à une ambition immense un réel potentiel public / commercial. Pardon de parler en ces termes, mais le cinéma français est dans un état qui rend quasiment vital le succès de ce film, du moins si l’on veut montrer que l’affreuse coupure entre le cinéma dit d’auteur (plus ou moins intéressant, parfois complètement nul, c’est vrai) et le cinéma qui rencontre une large audience (presque irrémédiablement des bouses) peut voler en éclat – ne serait-ce que le temps d’un film. La Graine et le mulet en est-il capable ? Durant les 150 minutes que dure le film, on se plait à le croire. Va-t-il marcher ? On n’en sait rien pour le moment, mais on le souhaite. Surtout après l’échec en salles de La France, qui n’avait évidemment pas les moyens de rivaliser avec les cadors du box-office, mais dont on pouvait espérer qu’il connût un autre retentissement en salles que celui qui se dessine à la lecture des premiers chiffres (6 000 malheureuses entrées en première semaine – le film est toujours en salles, allez-y).
« Film populaire », La Graine et le mulet ? L’expression, prise dans un sens ou dans l’autre, est trop lourde, laissons-la de côté. La durée du film, elle, n’est pas superflue ; au contraire elle est indispensable. 2h30, c’est le temps qu’il faut au film pour s’ébranler, commencer à tournoyer avant de finir en toupie. Ça n’était pas gagné d’avance. Disons même qu’il y avait de quoi s’inquiéter. C’est, pour Abdellatif Kechiche, le film-d’après (L’Esquive), et qu’après tout le premier long du cinéaste (La Faute à Voltaire), n’avait rien de mémorable. Produit par Claude Berri, basé sur un scénario un peu effrayant – un vieil ouvrier maghrébin des chantiers navals de Sète, déclaré non rentable, décide d’ouvrir un restaurant dédié au couscous de poisson, spécialité de son ex-femme, avec l’aide de la fille de sa nouvelle compagne (Hafsia Herzi, extraordinaire) -, tenté par la caméra légère, la gouaille, les acteurs du cru : le film ressemble de loin à une fable gentille et folklorique (voire pire : un éloge du « travailler plus pour gagner plus »), avec que des gens sympas dedans, une fable bien lisse sur l’air de « quand on veut, on peut » doublée d’un film-social, triplée du fantasme de la captation, censée saupoudrer le yaourt de vrais morceaux de vie. Il n’en est rien, par bonheur, mais il faut du temps pour le sentir.
Le temps est l’allié de Kechiche, en même temps qu’une limite éprouvante qu’il titille à chaque instant. L’allié, parce que La Graine et le mulet est construit le long de scènes qui, littéralement, semblent ne jamais vouloir, ou pouvoir finir. Jamais. La limite, parce que la requête de chacune de ces scènes monumentales (ne jamais finir), Kechiche la teste avec un aplomb prodigieux, formulant toujours l’hypothèse d’une exténuation. Il faut évoquer sans délai la scène centrale du repas de famille, tunnel dans lequel le film s’engouffre le temps qu’une famille dévore un couscous entier. Ne pas se fier à l’apparent désordre du « pris sur le vif ». Admirer au contraire la fluidité et la précision sans pareil du découpage et du montage, coulés dans les dialogues qui se chevauchent mais laissent filer ici un merveilleux échange de regards entre un couple amoureux, là des gros plans sur bouches riantes et pleines.
On pense bien sûr à Pialat, et pour une fois il ne faut pas s’en priver. Non plus que de citer un certain héritage du cinéma français autant qu’il est revivifié ici. Ne pas craindre de renvoyer à Pialat, donc, mais aussi Pagnol et Renoir, et aux méridionaux Carpita et Vecchiali. Parce que La Graine et le mulet continue quelque chose, reprend un autre flambeau que le seul tour de force d’un cinéma de la captation. Ce qui se continue ici est le portrait de la classe ouvrière, tel que le cinéma français d’entre-deux guerres l’a sublimé, avec pour variante que l’homme qui incarne cette classe est un immigré de première génération (qui a trimé et a tâché de se faire oublier aux yeux du pays hôte, jusqu’à disparaître), et que sa présence manquait énormément à tous les films ayant voulu, d’une manière ou d’une autre, filmer une histoire des Arabes en France.
Revenons à table. Il se trouve que notre héros, à défaut d’obtenir les autorisations d’ouvrir son restaurant, organise une sorte d’avant-première pour convaincre les notables du coin du bien-fondé de son entreprise. Un dîner de gala qui tourne au drame pour une péripétie idiote : la semoule a disparu, et s’impatientent les petits bourgeois, grotesquement croqués. S’ensuit un impossible montage parallèle entre la course effrénée et dramatique du vieil homme qui, de nuit, s’enfonce dans les circonstances comme dans un film noir, et une danse solaire et sensuelle exécutée par la jeune fille au ventre rond. Scène qui, encore, ne veut pas finir – la voilà, la toupie, qui étourdit et rassemble en un seul geste tout le mouvement du film : ventre vide et ventre plein unis dans un tournoiement d’une ampleur et d’une vitesse inouïes, dépense et exténuation, coulée d’énergie comme on en voit rarement, fièvre totale et généreuse qui ne cesse de renvoyer à son envers, une possible désolation. On en sort épuisé mais absolument conquis.