Comme le jeune homme manipulateur, séducteur, criminel en puissance de Généalogies d’un crime, Camille, le héros de La Comédie de l’innocence, est un enfant qui s’applique à mener son monde en bateau. Il communique peu et fait preuve d’étranges intuitions. Un jour, il lui prend d’appeler sa mère par son prénom (Ariane), et de l’emmener à la rencontre de celle qu’il appelle sa vraie mère, Isabella. Celle-ci joue le jeu et appelle l’enfant Paul, le nom de son propre fils disparu. Isabella s’immisce dans la vie et dans la maison d’Ariane et Camille.
Adapté de Fils de deux mères, un roman de Massimo Bontempelli, contemporain des surréalistes et d’Alberto Savinio, La Comédie de l’innocence distille un fantastique très littéraire. S’y mêlent des éléments proustiens dont Ruiz est familier, comme l’hypersensibilité de l’enfant, sa capacité à générer des fantômes, à percevoir d’étranges « présences ». Mais aussi un questionnement romantique sur l’identité, notion hasardeuse fondée sur la base mouvante de la psyché, envisagée sous toutes ses formes, conscientes ou inconscientes.
Armé de ces références et d’un langage parfaitement personnel, on regrette que le cinéaste ne se soit pas d’avantage intéressé au sujet du film. Ruiz et sa scénariste Françoise Dumas font planer un suspense assez artificiel, sans doute bien trop abstrait pour séduire le spectateur. Là où les meilleurs films de Ruiz réjouissaient par leur élaboration -une écriture raffinée en interaction constante avec les innombrables trouvailles visuelles-, La Comédie de l’innocence déçoit par l’indigence du scénario et une absence globale d’imagination.
Moins virtuose qu’à l’accoutumée, le réalisateur reste néanmoins un styliste invétéré : sa caméra est comme d’habitude fluide et giratoire, moins pour souligner la continuité et l’unité de l’espace (la maison est presque le seul décor du film) que pour suggérer ses mystères et ses aspérités. Néanmoins, les acteurs s’intègrent difficilement à cet univers, et semblent par ailleurs assez mal préparés : Huppert à l’air de débarquer du plateau de Chabrol, Balibar fait son charmant manège habituel et Berling se demande ce qu’il fait là. La présence d’Edith Scob (décidément en vogue) ajoute de la confusion à cette distribution assez conventionnelle et un peu embrouillée. Certes, on peut toujours vanter quelques plans inattendus et le travail sur les sons (partition très sophistiquée de Jorge Arriagada), mais ce qu’il traduit nous semble souvent bénin et hasardeux, sans grande valeur dramatique, même si celle-ci n’est pas explicitement recherchée. Le cinéaste voudrait évoquer l’existence d’un monde parallèle -celui de nos oublis et de notre inconscient, la « seconde vie » du rêve-, mais reste à la surface des êtres et des phénomènes qu’il décrit, faute d’idée très pertinente sur la question. D’un sujet aussi abyssal, Ruiz n’a donc tiré qu’une assez plate histoire de transfert, décousue, et dont les bizarreries formelles ne sont là que pour masquer des faiblesses plus structurelles. Un film fait de trouvailles plus que de réelles inventions, et qui malgré ses belles intentions a du mal à convaincre.