Avec son 4/3 désuet, sa picturalité forcée et son fétichisme sans conviction, La Chambre bleue a souvent du mal à se dégager de son postulat d’exercice de style un peu vain. Adapté de Simenon, le film entortille les confessions et les temporalités autour d’une affaire de moeurs qui a viré au meurtre, et dont il s’agirait de recoller les morceaux à la façon d’un miroir brisé. Au fil des saisons et des interrogatoires, le récit fait miroiter son intrigue de polar diurne avec un savoureux mélange de préciosité et de rétention, permettant au mystère de demeurer intact à mesure qu’il se précise. Le dévoilement du trouble et le trouble du dévoilement progressent ainsi main dans la main : de la chambre d’adultère (où la passion des amants se cache) à la chambre du tribunal (où leur vie se retrouvera surexposée), c’est une façon d’utiliser l’hyperréalisme protocolaire de l’enquête comme simple écran de fumée — l’accumulation de rapports, témoignages, pistes et indices bâtissant brique par brique un mur d’opacité devant chaque évènement.
Dans La Chambre bleue, tout est affaire de détails qui signifient trop ou pas assez, et la mise en scène profite idéalement de cette logique du signe en surchauffe. Baigné dans une lumière cotonneuse, le film semble chaque fois s’éblouir lui-même. Incapable de faire le point, il navigue sur une ligne de partage entre impressionnisme du souvenir et surinterprétation de la procédure. D’où un alliage de sophistication et de modestie qui confère au projet, malgré ses quelques velléités d’épate, une gracieuse facture téléfilmesque, et vient rappeler à quel point la concision fuligineuse de Simenon est appropriée au corsage un peu ingrat du cinéma français : tout le monde joue faux, comme s’il s’agissait de montrer qu’on rejouait une scène qui a déjà eu lieu ; le quotidien naturaliste y revêt des allures de cauchemar ; et quelques boursouflures de lyrisme sont lâchées ça et là, comme des hoquets.
Mais au-delà de cette plasticité trop louche pour être honnête, La Chambre bleue relance constamment la curiosité par la place que s’aménage Amalric à l’intérieur de son dispositif. Dans Tournée, déjà, on se souvient que l’acteur-réalisateur potentialisait avec panache l’ambiguité de son double poste : patron toujours absent, il était ce Soleil vaguement éteint qui, malgré son éloignement, conservait sa petite troupe en orbite autour de lui. Devenu victime d’un engrenage, il s’agit plutôt de s’estomper par les bords. Le dos voûté, recroquevillé sur sa petite chaise à confession, le personnage d’Amalric est réduit à une sorte de trou noir, une petite silhouette dessinée au crayon papier sur laquelle chaque séquence vient comme appliquer un coup de gomme.
À ce titre, il y a un peu de L’amour est un crime parfait dans cette Chambre bleue : autre exercice de style, autre adaptation d’un polar somnambule, mais surtout, autre Amalric movie. C’est-à-dire, au fond, une sorte de portrait en creux du héros préféré du cinéma français (celui qui a tout pour être heureux, mais qui pour des raisons obscures, impénétrables, ne le sera jamais). Sauf que contrairement au dernier Larrieu, nul ludisme digressif, nul art du contrepied sarcastique, mais une raideur immanquablement dépressive, un enfoncement inexorable et tortueux, où l’hypermaîtrise de la mise en scène masque mal son plaisir à vampiriser la sève de son interprète.
Ce programme d’évidement, Amalric le formule d’ailleurs clairement dans la bouche de son personnage quand, sommé par le juge de s’expliquer sur un détail anodin, celui-ci répond : « La vie est différente quand on la vie et quand on l’épluche. » Agglutiné à ses mots et à sa mémoire, le récit semble ainsi constamment se jouer de lui, à la façon d’un chat qui s’amuserait d’une souris. Dès lors, rien de surprenant à ce que les dernières minutes du film s’emploient à le priver de parole pour s’en tenir à celle des autres, puisque tout le dessein de La Chambre bleue tend à l’expérience de ce délitement. Être condamné à engloutir son existence, pour finir seul, face à la méconnaissance de sa propre image.