Bien des périls guettent La Blessure, qui pourtant semble se soustraire à tous dangers par ce qu’elle met en scène : à Roissy, le terrible transit d’Africains demandeurs d’asile que l’on s’empresse de recharger dans l’avion à coups de matraque avant qu’ils puissent entamer la moindre procédure de régularisation, droit élémentaire nié purement et simplement ; dans un squat sans fenêtre, la réclusion de Blandine, blessée sur le tarmac de l’aéroport, au milieu d’autres immigrants et de son mari, Papi. Pas de danger puisque cela, l’invraisemblable violence des expulsions, les humiliations, le déni du droit, n’appellent que la révolte et le dégoût pour qui ne vote pas Le Pen. Mais danger, forcément, à réussir le tour de force de filmer ça sans tomber dans l’angélisme, la dénonciation qui dénonce, la révolte endimanchée.
Plusieurs directions, une variété d’opérations dirigent le film de Nicolas Klotz au-delà de pareils écueils. Sa mise en scène les englobe. Riche, extrêmement travaillée, à tel point qu’on peut lui faire reproche de se barricader un peu trop, non pas dans son arsenal esthétique, mais dans son désir affiché de radicalité (2h40 tout de même un peu forcées). Elle raconte d’abord d’où elle vient. D’un livre, L’Intrus, où Jean-Luc Nancy évoque la greffe cardiaque qu’il a subie. Rebond vers le thème de l’étranger qui vient en nous, sur la frontière entre soi et l’autre, sur la coupure, l’incision, le rejet, l’étrangeté de ce corps nouveau. Parallèle avec les clandestins discrètement invité à naître en film. Lequel reconduit l’idée de la frontière en ses multiples formes : non-lieu (Roissy), mais aussi coupure -d’ailleurs les personnages sont souvent filmés du cou à mi-cuisse, partagés déjà. Ensuite à quelles ambitieuses locomotives esthétiques elle s’attache, dans quelle cour elle joue. Loco Straub (quantité de récits monologués dans leur longueur à la manière des ouvriers, des paysans, des Siciliens d’Elio Vittorini) ; Loco Akerman avec toute cette solitude et ce plan final qui reproduit un point de vue déjà aperçu chez elle (dans Sud, elle filmait la route depuis l’arrière d’un véhicule, le long de l’interminable route américaine sur lequel un Noir avait été traîné, enchaîné à une voiture, puis lynché dans les années 90). La mise en scène de La Blessure, ainsi exigeante, laisse aussi venir à elle de purs moments de grâce : deux séquences coup sur coup, magnifiques, la première dans un métro, l’autre dans la rue, avec Joy division, on croirait du Wong Kar-wai.
Les organes encore, on y revient : captation organique de ce que signifie l’arrivée en France, lorsqu’on est demandeur d’asile congolais. Débarquement-embarquement d’une violence inouïe. A tel point qu’on a honte d’en arriver à se poser la question qui tue : ils sont vraiment barbares comme ça, les flics en gants noirs ? Non qu’on les imagine doux comme des agneaux, mais quand même. Compliqué de filmer un lieu fermé au public, où se joue pourtant la crédibilité de la République. Mais Klotz, en plans fixes dénudés (un corps au milieu) ou agités par la bousculade, les coups, les aboiements insultants des uns, les cris d’épouvante des autres, filme la machine au travail, des uniformes, pas ou plus des hommes. C’est terrifiant. Là et ailleurs, d’une grande puissance plastique, éprouvante, comme une greffe et comme une cicatrice.