Dans les années 60, la production japonaise connut une même -et aussi dévastatrice- concurrence de la part de la télévision que celle qui frappa le cinéma américain dix ans plus tôt. Conséquence à Hollywood : la fin du règne des studios, et un cinéma généralement plus aseptisé. Au Japon, les maisons de productions ont pris le pari de ramener les spectateurs dans les salles en leur offrant ce que la télé ne leur proposait pas. Ses sous-genres sont alors nés : films de gangsters ultra-violents ou films érotiques particulièrement salaces. Beaucoup, faute d’être exportés en Europe ont longtemps été considérés -sur la parole d’une poignée de critiques y ayant eu accès- comme de médiocres films d’exploitation. L’exhumation de La Bête aveugle ouvre grand les yeux sur un cinéma d’une insensée richesse.
Au-delà d’un fait-divers sordide (un masseur aveugle séquestre un top model dans une pièce où il entrepose des sculptures géantes de parties du corps féminin), le film de Masumara explore un classique syndrome de Stockholm pour le faire basculer dans une histoire d’amour maudite, mais aussi dans un compromis entre les exactions de ses producteurs commanditaires, réclamant un maximum de sexe possible à l’écran et un discours existentialiste radical. La Bête aveugle est effectivement un monument d’érotisme mais qui refuse la paillardise, lui préférant une douloureuse morbidité, mettant à nu bien d’autres choses que la chair.
Né de l’hybridation d’un roman d’Edogawa Ranpo (l’Edgar Allan Poe japonais) et du Collectionneur (le film de William Wyler), La Bête aveugle s’écarte progressivement du sensationnalisme pour devenir une version sado-maso de La Belle et la bête, amplifiée par la présence castratrice de la mère du masseur. Ce n’est donc plus seulement Eros et Thanatos qui sont conviés, mais aussi Pygmalion et Oedipe. Une association qui permet à Masumura d’insufler dans le film qui lui avait été commandé une vision intellectuelle, européenne acquise lors d’études dans une école de cinéma italienne où il a côtoyé Antonioni. Il partagera d’ailleurs avec ce dernier des principes de mise en scène minimaliste mais ultra stylisée. Loin de sa surface de Grand Guignol, La Bête aveugle est un film qui questionne la nécessité des désirs humains. Avec lui, Masumura, cinéaste qui sera oublié par les exégètes de la Nouvelle Vague Japonaise, annonçait des monuments à venir comme L’Empire des sens, tout en le surpassant déjà lorsqu’il tentait de filmer les rapports sexuels non pas en tant que pornographie mais comme une forme d’art plastique. Ouvrez grand les yeux sur La Bête aveugle.