Anne (Sandrine Kiberlain, en dépressive anémique) a perdu son enfant et le goût de la vie. Elle ne vit plus : elle fonctionne. Les jours s’écoulent avec une monotonie perturbée seulement par des bruits qui, la nuit, l’empêchent de dormir. C’est l’absence qui fait son tapage nocturne. Un jour Anne identifie le lieu de ce tapage et casse le mur à coups de marteau pour en extraire un bel oiseau blanc. Le film semble ainsi se lancer sur la piste d’un possible remake de Répulsion. Cloîtrée chez elle, la solitude de Deneuve embrayait sur la lente progression de sa folie, confondue avec l’intensification de l’exercice de style. Mais la comparaison ne fait pas long feu : Caumon préfère se ruer sur la pente bien balisée du film français endeuillé, qui, par souci pédagogique, encadre d’une explication tous les effets qu’il avance. L’oiseau, on finira par le comprendre, c’est l’enfant retrouvé.
Dans la queue du cinéma, Anne croise une ancienne amie qu’elle n’a pas vue depuis longtemps et qui l’invite, insistante, à venir lui rendre visite. On sait qu’elle ne le fera pas, Kiberlain tenant tout au long du film ce jeu fantomatique et fuyant sur lequel glissent toute parole amicale, toute étreinte. On retrouve ici l’insoutenable légèreté des autres sur laquelle s’acharnait déjà La Guerre est déclarée dans une scène très ressemblante : la rencontre avec une vieille amie caricaturalement bourgeoise, vulgairement heureuse. Donzelli comme Kiberlain, mater dolorosa triomphantes, se retrouvent nez à nez avec la même image. Par la caricature acharnée de cette amie bourgeoise suivie peu après de celle du banquier, Donzelli rendait compte en deux séquences de la manière qu’elle avait de fantasmer l’extérieur, l’altérité qui ne souffre pas et qui ignore qu’en face, ça souffre. De même, Anne ne supporte pas de voir les gens qui l’entourent vouloir autre chose que le néant : elle reprochera à son collègue chef cuisinier (Clément Sibony en jeune kéké adulescent), de vouloir flirter avec elle, à son ex-mari de refaire un enfant avec sa nouvelle femme, à sa collègue exubérante de coucher avec tous les hommes au travail. Ce ressentiment, le film ne le dépassera pas, Caumon prenant largement parti pour son personnage, autant dans les nombreuses mauvaises rencontres qu’il lui fait faire que dans l’issue qu’il trouve à son repli et qui lui permet insidieusement de conserver ce doucereux nihilisme de départ tout en satisfaisant aux exigences du happy end et de l’obligatoire retour au « goûtde la vie ».
Au bonheur crispant des proches, Anne préfèrera la communion des pleurs avec son voisin devant le Mizoguchi qui passe au cinéma : on ne se comprend qu’entre écorchés vifs, qu’entre âmes errantes incapables de ressentir quoique ce soit si ce n’est au cinéma, lieu de rencontre des paumés et de négation de la vie comme elle va, c’est bien connu. Cet inconnu de cinéma elle le suivra jusque chez lui, ils se soûleront ensemble dans un silence lourd de connivence. Cohérente avec elle-même Anne restera insensible à ses caresses, pas encore assez remise pour succomber à l’heureuse faiblesse de coucher avec lui.
A cet enchaînement de vignettes grises, où déprimer consiste à ne pas allumer la lumière chez soi et à manger à même la casserole, s’oppose le contrechamp des scènes oniriques avec l’oiseau, l’ami silencieux qui comprend Anne mieux que l’insupportable humanité qui l’entoure. Si les sentiments sont incommunicables, si ce n’est par une compréhension silencieuse entre âmes torturées, alors la parole comme guérison est proscrite. Caumon s’étant appliqué à dépeindre avec simplisme et complaisance la quotidienne tristesse de son personnage (déprimer = tout refuser), l’issue ne peut qu’être invoquée du dehors, par une apparition aussi magique qu’arbitraire. Entre le repli total et l’ouverture à l’autre se trouve ainsi un moyen terme : les bras tendus à l’animal qui ne peut être personnifié, doté d’un pouvoir métaphorique, qu’en regard du deuil que Caumon nous signale à mi-chemin. La douce misanthropie discrètement érigée en valeur positive court-circuite l’étape attendue de sa remise en question pour atteindre magiquement à la résolution : le deuil de l’oiseau, mort un jour de pluie, s’identifie à celui de l’enfant. Dans son mutisme, Anne comprend des choses, peut-être l’idée que faire son deuil ne veut pas dire trahir un souvenir, et acceptera la nouvelle vie que lui propose son patron.
Le film de Polanski, conséquent avec le repli de son personnage, n’invoquait rien d’autre que son horizon de folie croissante. A l’inverse, l’autisme croissant d’Anne prétend avoir pour effet inverse de la guérir de cet isolement même. Le film danse ainsi sur deux pieds contradictoires : le regard d’entomologiste déchargé de tout enjeu moral, et l’attachement à retrouver coûte que coûte ce fameux « goût de la vie », mièvre valeur offrant à certains films français (voir dernièrement La Délicatesse) d’opérer subrepticement un glissement du conte moral vers le conte égoïste.