Cernées par la brume, de minuscules baraques colorées se détachent d’un paysage lagunaire d’une grande beauté. Cet étrange camping flottant et poétique, rendez-vous des pêcheurs de la région, va servir de terre d’accueil aux pulsions mortifères et sexuelles d’un homme et d’une femme. Elle, Hee-jin, est la gardienne mutique des lieux (elle ne prononcera pas un mot de tout le film), une « femme à tout faire » qui fait office de batelière, épicière et prostituée à l’occasion. Lui, Hyun-shik, recherché pour meurtre, s’est réfugié dans l’un des îlots pour mettre fin à ses jours. Entre les deux naît une violente relation, un mélange d’attraction morbide et de domination sadique, placée sous le double signe du sexe et du sang.
Immense trou noir où s’engloutissent tous les genres (fantastique, burlesque, érotique) et toutes les analyses possibles, L’Ile est une espèce d’orifice aqueux -Le Sexe Féminin- où règne une déesse maléfique. Fascinant et repoussant (certaines scènes sont à la limite du supportable, en particulier celle où Hee-jin s’introduit un « bouquet de hameçons » dans le vagin), ce territoire peut s’aborder de multiples façons mais en aucun cas il ne faut l’accoster avec une grille d’analyse cartésienne prémâchée. Car Kim Ki-duk a choisi de montrer un royaume d’orifices et de trous dont les fonctionnalités se mêlent et se brouillent. Une trappe sert tour à tour de poubelle, de chiottes, de cachette. Un vagin incrusté de hameçons renvoie à la bouche du poisson et surtout l’eau, paradoxal lieu de vie et de mort, accueille cadavres et déchets de toutes sortes (excréments, urine, etc.). Un univers aux confins de la terre et de l’eau où se rejoignent hommes et poissons liés par un destin commun. La métaphore est transparente -Hee-jin et Hyun-shik se repêchent littéralement grâce aux hameçons fichés dans la bouche de l’un et le sexe de l’autre-, un tantinet appuyée, mais d’une grande force évocatrice sur un être humain réduit à une suite de pulsions animales. A la fois femme mythique et créature mythologique (son mutisme opaque, les nombreux plans filmés sous l’eau en font une petite sirène d’Andersen en version gore), Hee-jin domine magnifiquement cet intermonde en déesse aquatique et cruelle.
Film d’horreur, fable psychanalytique, L’Ile est un voyage captivant, non dénué de traumatismes, au coeur de l’origine du monde, le sexe de la femme.