Une puissance se dégage indéniablement du deuxième film de Pierre Schoeller, une brutalité intériorisée, une force sourde indissociable du personnage d’Olivier Gourmet. Il donne ses traits au ministre des transports d’un gouvernement indéterminé politiquement (Gourmet dit avoir interprété son personnage comme un ministre de gauche, dans un gouvernement de droite d’ouverture, sans que Schoeller n’ait jamais souhaité lui-même l’orienter). Le film s’ouvre sur un rêve qui relie d’emblée la pulsion de pouvoir de Bertrand Saint-Jean à un désir enfoui de domination sexuelle. Une femme nue et langoureuse s’y fait ingurgiter par un immense crocodile.
Le gros reptile, son sang froid, servira aussi de programme et de couleur à l’ensemble du film et à la fonction ministérielle, qui présuppose un calme de tueur pour ne pas se faire dévorer lui aussi, par l’Etat. Réveillé au milieu de son délicieux cauchemar, il est dépêché en pleine nuit sur les lieux d’un accident de car. C’est le début du film d’action dont Gourmet est le héros. Ni tout à fait ordure, ni bienfaiteur de l’humanité, pure force de résolution des problèmes, les états d’âme de Saint-Jean sont hors de propos. Le film puise son efficacité d’action, de genre, dans ce caractère, capable de parer toutes les attaques, condamné à envisager, tel un Bruce Willis, chaque élément nouveau comme un danger à éliminer.
L’Etat, son exercice, est présenté comme un équilibrage des terreurs et de forces antonymes. Avec le sérieux d’un penseur politique, Schoeller ne se lamente jamais des particularités peu reluisantes de la nature humaine. Il est admis comme axiome que ce sont les intérêts particuliers qui régissent le monde ; la prérogative de la politique étant de régir ce chaos par une balance des forces, pour favoriser le bien commun. Le film n’accuse pas simplement les responsabilités individuelles comme étant à l’origine des malheurs de la communauté mais s’efforce de faire le portrait naturaliste du système, c’est à dire, vu depuis ses forces souterraines, pulsionnelles, reptiliennes (une espèce qui a sensiblement la même fonction dans les derniers films d’Herzog).
Ne pas abandonner toute responsabilité à l’individu et croire en une issue collective, voilà une définition possible de la gauche, projet que L’Exercice de l’Etat parvient à accomplir. Il est aussi une machine à figures attendues pour un film sur la politique. La production américaine (cinéma et séries) est la meilleure référence, parfois la seule, en terme de spectacle des rapports de pouvoir (la réalité n’est plus la seule source depuis longtemps). Les diverses pressions, la vitesse, les conseillers, leur prédominance, s’ils sont devenus des stéréotypes, n’en paraissent pas moins justes. Une forme démarque le film de ses héritiers hollywoodiens : le cérémonial à la française. Comme avec les sans abris de son premier film Versailles, Schoeller se fait un devoir de montrer les aspects concrets de cette existence particulière, depuis l’autre bout du spectre social français, et jusque dans ses traits les plus triviaux (on ne quitte pas le ministre, jusqu’aux toilettes).
On pourra douter, en revanche, de la nécessité de certains partis pris qui apportent peu, comme la tendance molle à afficher les textos en surimpression, ou encore quelques portraits un peu pauvres, caricaturaux (les conseillers, le président). Par ailleurs, si certaines performances paraissent sans grâce, le niveau général est à la hauteur des meilleures fictions politiques américaines. Le film se double d’un sous-monde originaire, instinctif, vraie prouesse de cinéma, qui produit un authentique cinéma d’action. Celle-ci n’est certes pas politique (puisque rien n’est réalisé), mais se retourne contre le personnage, proche de celle qu’évoquait Deleuze, au sujet de Losey : « La violence originaire des pulsions est toujours en acte, mais elle est trop grande pour l’action ».