C’est un film de famille alors ça commence à table. Le repas se termine, on finit le crumble et Suzette pleure. Elle pleure de rire parce qu’à la demande générale, elle a entrepris de raconter le jour où Jean-Guy, son mari qui est mort, a mangé trop de choucroute. Tout le monde est hilare, sauf Michel qui est assis à la droite de Suzette et qui paraît soucieux. Si Michel a l’esprit un peu ailleurs c’est que, du spectacle familial et joyeux auquel il prend part, il est en train de faire un film. Entre deux projets américains (bientôt Le Frelon vert, avec Cameron Diaz), Michel Gondry, donc, a eu l’idée de venir filmer Suzette, sa tante, dans les augustes montagnes cévenoles où il passa les étés de son enfance. Suzette, c’est un peu sa Odette Robert, la grand-mère d’Eustache à qui celui-ci avait demandé de se raconter dans Numéro zéro.
Sauf que Gondry n’était pas vraiment attendu sur ce terrain-là, documentaire et intime. Souvent, devant le film, on se demande d’ailleurs qui est aux commandes, de Michel, « mon neveu qui fait un documentaire », ou de Gondry. C’est un peu les deux : dans le décor familial, Gondry redevient Michel, le plus simplement du monde, et en même temps Gondry n’en finit pas de revenir par la bande – ici deux-trois séquences animées joliment fondues dans le reste ; là, un train miniature qui déambule dans un décor de poche. Cet aller-retour, qui inquiète un peu au début, touche de plus en plus à mesure que cet appétit connu pour le bricolage s’éclaire par les images d’enfance qui remontent – par exemple les bobines super 8 où on le voit enfant, qui sont des archives et en même temps semblent se donner comme le matériau brut de son imaginaire de cinéaste, retrouvé là où, peut-être, il se forma en partie.
Mais d’abord, Suzette, puisqu’elle est le (beau) sujet du film. Le décor, où, par intermittence, serpente le train miniature, c’est la vie de Suzette, qui fut institutrice. A chaque gare abordée par la maquette, correspond un village où elle exerça son beau métier, dans des classes uniques comme celle que Philibert filmait dans Etre et avoir. Sur place, suivie par son neveu, Suzette raconte, retrouve les lieux, parfois d’anciens élèves devenus grands. Mais très vite, ce récit-là est parasité par un autre, plus secret, plus douloureux aussi. Celui-ci concerne Jean-Yves, le fils de Suzette. Jean-Yves, qui semble avoir une cinquantaine d’années aujourd’hui, est un peu à part, un peu original, il porte un bandeau rose dans ses cheveux longs. Jean-Yves est homosexuel mais ce n’est pas le problème pour Suzette ; le problème, explique-t-elle, c’est qu’il est trop faible. C’est, comprend-on, qu’il n’a jamais su prendre son envol. Petit, il fut l’élève de Suzette puis, au seuil de sa vie d’adulte, l’apprenti de son père auquel il n’osera jamais avouer qu’il préfère les garçons. Alors il est resté là, où la mort du père a fini de le clouer. La détresse de Jean-Yves, la colère aussi qu’il a parfois pour elle, c’est « l’épine dans le coeur » de Suzette.
Le film fait s’entrelacer ces deux récits d’une manière magnifique, trouvant dans les souvenirs d’institutrice de Suzette l’oxygène nécessaire aux plongées répétées dans les eaux noires du secret de famille. De l’un à l’autre, c’est l’image de Suzette qui se dédouble : ici dans une jolie robe, appliquée quand il faut raconter le métier qui fut le sien ; là, en robe de chambre dans sa cuisine, le regard dur et baigné de larmes parce que Michel, avec ses questions, la torture un peu. Et entre les deux, les petits bricolages de Gondry dont on croit au début qu’ils sont de simples jointures, en même temps qu’une signature, et qui finalement se révèlent nourris à la même nécessité que le reste. C’est quelque chose qui devient très clair dans une scène bouleversante, vers la fin, où se dévoile l’origine véritable du train de poche qui a guidé tout le film. Alors on comprend que, depuis le début, la miniature est lancée sur des rails qui ne sont pas seulement le récit de Suzette mais, aussi, un possible trait d’union entre Michel et Gondry. Beau voyage, beau film.