A boire et à manger dans le nouveau film des Dardenne. Palme d’Or pour lui, pas nécessaire du tout eu égard au palmarès déjà bien fourni des Belges. Palme d’Or couronnant non pas l’apothéose d’un style entre mille identifiable, mais au contraire un film qui y fait le grand ménage. Non qu’il chamboule tout, en perturbe les hypothèses de départ, en démonte les fondements, en brouille les leçons. Disons plutôt qu’il en pointe les limites, comme pour prouver que du constat d’une impuissance il est possible de se relever, et d’aller voir (un peu) ailleurs. Or l’impuissance est ce à quoi la technique cinéma des Dardenne semble avoir renoncé au profit d’un dispositif de traque qui rend visible et assignable à un contrat moral une hypertrophie de toutes les activités humaines, surtout les plus banales. Selon la stratégie suivante, à l’efficacité depuis longtemps vérifiée : suivre le petit commerce terrestre et tout sauf métaphysique de la vie démunie, suivre des personnages qui ne pensent à rien et dont le moindre geste est tamponné malgré lui par une valeur morale et symbolique ; réactiver in fine une morale chrétienne, déterminer en direct et après-coup (jamais avant) l’indéterminé. Au risque, à quoi ils s’exposent volontiers, sans peur et avec un certain panache, de l’effet boomerang de pareille génuflexion (cinéma de culs bénits, de béni-oui-oui). Le style Dardenne s’attelle à ce labeur laborieusement, c’est-à-dire qu’il y travaille, et que ce travail n’a de sens que dans son extrême visibilité -la visibilité de sa puissance. Tel est ce que raconte, encore, L’Enfant -le film, pas son récit. Le récit, lui, suit Bruno (Jérémie Rénier), l’enfant de La Promesse, encore enfant ici, petite frappe vivant au jour le jour d’allocs et de menues embrouilles, avec sa copine Sonia. Un enfant naît, ils ont 20 et 18 ans. Bruno vend cet enfant à un réseau d’adoption illégal.
La première partie du film est faible. Le dispositif Dardenne déroule, comme on dit en sport. Les frères refont ce film qu’ils ont fait tant de fois déjà. Sentiment, alors, de filmer l’urgence là où elle n’est pas, de regarder par-dessus l’épaule de leur personnage et ne rien y voir, puisqu’il n’y a rien à y voir. On suit Bruno et son petit business. Déjà vu. On suit Bruno et Sonia dans leur bonheur innocent, et on n’a jamais vu ça chez les Dardenne. Mais ça ne fonctionne pas du tout : ils se chamaillent en riant sur un parking et on n’y croit pas une seconde, pas une seconde on ne croit à ce que la caméra raconte. Style creux et vain à ce moment, la faute aux cinéastes d’être rigides sur leur technique, incapable de saisir ces situations-là. Moment venu de sortir la vieille blague sur la fratrie (pourquoi les Dardenne tournent leurs films à deux ? Réponse : l’un porte l’autre qui porte la caméra). Puis vient la vente du bébé et on retourne en terres dardeniennes. Puis vient une scène de poursuite en scooter et le film bascule. Découpage brillant, plus « classique » (grosses guillemets), haletant, qui ouvre sur une scène ahurissante où Bruno et son jeune complice plongent dans une rivière pour échapper à leurs poursuivants. L’eau est glacée et le môme, transi de froid, est à deux doigts de mourir. Après, cette scène, colorez-là de tout ce que vous voulez. Imaginez, vous en êtes libres, que cette rivière est le Jourdain. Et appréciez ou non, c’est votre affaire, ce dénouement qui est peu ou prou celui du Fils, celui de La Promesse, celui de Rosetta. Reste que L’Enfant, film bancal, devient passionnant au moment où il tire tout bénéfice de cette intervention formelle. Au sein d’un système rôdé qui trouve ses limites, elle sonne enfin comme une nouvelle promesse (dans le même genre, prochain épisode le 2 novembre avec Hong Sang-soo).