Vieux sachem du cinéma américain, Clint Eastwood est devenu un cinéaste curieusement obsédé par la putréfaction, les ossements enfouis dans la terre, la dégénérescence mentale. L’Echange pousse d’un cran la dynamique de Mystic river. Partir d’un drame à l’académisme bon teint – un enfant disparaît – pour finir par extirper des tripes de gosses dans une ferme isolée. A la disparition du fils qui ronge le personnage d’Angelina Jolie, il lui adjoint l’aliénation sociale (séjour en HP), la parano et l’instrumentalisation – son sauveur Malkovich, est aussi inquiétant que ses bourreaux.
L’horreur communautaire est le dada d’Eastwood depuis L’Homme des hautes plaines, sauf qu’ici la quête d’indépendance vire au supplice. Pas un soupçon d’héroïsme dans la clique. Les bonnes âmes de L’Echange sont suspendues à la compromission. Ménager les humeurs d’un psychokiller pour lui soutirer des aveux, tendre la pelle à un môme pour qu’il déterre lui-même un charnier dans la cambrousse, la vérité est à ce prix. Eastwood est à deux doigts de devenir un cinéaste gore. Il rétorque qu’il n’a pas le choix, filme chaque séquence sans une once de gourmandise. Pas de chichi documentaire, ni d’effets de style (à l’exception d’un mégot de cigarette consumé qui tombe au ralenti, seule faute de goût), la mise en scène affronte tout avec un sidérant pragmatisme : la procédure interminable, l’horreur crasse du fait-divers, et la majorité silencieuse plus souvent illustrée que suggérée.
L’Echange est un film buté dans sa volonté méthodique de tout fouiller, ce qui le sauve de la moindre complaisance. Pour autant, il ne prétend pas à la clairvoyance absolue. Si par le passé les films d’Eastwood relevaient de la leçon de choses presque scientifique (Impitoyable sur la transmission de la violence, Minuit dans le jardin du bien et du mal sur le racisme social), celui-ci se garde bien d’être définitif. D’où un film qui passe d’un trauma à un autre, perclus de cauchemars éveillés (les récits d’enfants dans le repère du pédophile), brisé narrativement en deux, cédant à la compassion maximale (la première partie, très martyre catholique) ou la colère froide (le procès). Mémoires de nos pères, récit de guerre boursouflé d’où les souvenirs émergeaient sans crier gare, indiquait déjà que le cinéaste n’hésitait plus à partir en roue libre, brisant les règles du classicisme sans chercher à y apporter d’alternative. Plutôt que de l’impuissance, il faut y voir un gain supplémentaire de liberté. Eastwood filme désormais bien au-delà de son empire. L’insondable, l’irracontable, l’inconcevable servent aussi concrètement à inspirer sa mise en scène.