Curieux film. Adapté d’un roman d’Annie Ernaux, L’Autre décrit la plongée dans les affres de la jalousie d’une femme ordinaire de 50 ans, amoureuse de sa liberté et qui décide de quitter son jeune amant quand celui-ci la presse d’officialiser un peu plus leur relation. « L’autre », c’est tout à la fois celle qui l’a remplacée dans le coeur de son ancien amant, et cet autre en elle, quelque chose d’insoupçonné au cœur de sa psyché. L’ouverture du film, majestueuse et abstraite, donne le ton : tout le film ne sera ensuite que couches d’informations visuelles et sonores, espaces à la fois réalistes et indistincts, concrets et fantastiques, le tout souvent filmé en longue focale comme pour supprimer tous repères. Le film touche à quelque chose d’assez indicible sur le trouble cauchemardesque qui s’empare du personnage, et va assez loin dans ce qui peut être la haine de l’autre (qu’on ne verra jamais) et finalement la haine de soi. Il y a même parfois quelque chose d’assez dérangeant dans cette façon de rendre le personnage au fond assez peu sympathique.
Pas sûr pourtant qu’on soit complètement convaincu par ce parti pris de nier toute dimension charnelle à leur héroïne. Pierre Trividic et Patrick-Mario Bernard sont des cinéastes cérébraux (immanquablement le prologue et l’épilogue rappellent les constructions savantes d’Alain Resnais), peu enclins à jouer sur des cordes sensibles et organiques, et parfois cela se fait au risque d’un assèchement, les personnages étant souvent plus théoriques que vraiment incarnés (l’amant est par exemple un personnage assez insipide). Lorsqu’ils se filmaient eux-mêmes dans leurs drôles d’autofictions, un « autre » était déjà là, qui d’un seul coup devenait concret, fantaisiste, palpable par le simple effet de multiplication des corps. Pas sûr qu’en filmant d’autres corps que les leurs, féminins, hétérosexuels, ils retrouvent la même puissance d’étrangeté figurative qui faisait la force de Ceci est une pipe et de Dancing. Personnage pas assez aimé, pas assez désiré ? Une chose est sûre en tout cas, cette descente aux enfers a quelque chose du film d’effroi (la science-fiction, le fantastique figurent clairement parmi les horizons plastiques du film), Dominique Blanc se transformant sous nos yeux, comme le ferait un lycanthrope, en mégère hystérique sèche, aride, dont la voix aigrelette et tranchante n’a plus rien d’érotique.
On peut voir ça comme une façon d’accompagner un personnage au bout de la négation de soi, Dominique Blanc ressemblant de manière croissante à une sorte de ver blafard, flasque, presque repoussant. Film curieux donc, pas toujours aimable, qui dans son absence de séduction même est finalement assez risqué. Sans doute y a-t-il parfois une quête un peu volontariste d’étrangeté qui, dans les moments les moins réussis, ne transcende pas vraiment le simple argument de scénario. En témoignent les passages tragi-comiques de la petite boîte électronique qui contrôle tout dans l’appartement de l’héroïne, et clignote un peu trop comme un énorme symbole. Il n’empêche, malgré ses défauts et ses parti-pris parfois répétitifs (trop de longue focale tue la longue focale) le film continue longtemps de cheminer en nous comme un mauvais rêve, signe que quelque chose le travaille insidieusement.