L’Assassinat de Jesse James par le lâche Robert Ford a tout du film parfait. Une histoire légendaire, mille fois racontée au cinéma ; un studio, Warner, qui s’est montré capable, après bien des bagarres (le film est en montage / remontage depuis un bail) de lâcher la bride au Néo-Zélandais Andrew Dominik, quitte à sortir un film fleuve et peu regardant sur son potentiel commercial ; une distribution remarquable (avec en tête un Casey Affleck génial, et un très bon Brad Pitt) ; un grand chef opérateur inventif et inspiré (Roger Deakins, vieux complice des Coen et directeur de la photo du Village de Shyamalan) ; un score superbe signé Nick Cave, etc. Film parfait, mais pas grand film pour autant. Pour des raisons d’écriture, d’abord, car sur les 160 minutes du film, il y a bien un creux, qui fait perdre contact avec un récit pourtant romanesque en diable (la sorte de tournée d’adieux de Jesse James, qui s’en va dérouiller un à un ses anciens collègues). Pour la mise en scène aussi, qui, souvent brillante (la scène d’attaque du train, splendide), ne sait renoncer à, ou se jouer de, la pose de ses desperados grand style, dont les silhouettes ciselées sur fond de nuages défilant en accéléré insistent sur la patine Photoshop du film.
A vrai dire il y a plusieurs films dans L’Assassinat de Jesse James…. Une élégie pour outlaw en bout de course, le terrible Jesse James ici portraituré en maniaco-dépressif souffreteux et brutal dont est livré le détail des turpitudes médicales (une phalange en moins, une inflammation de la paupière, des problèmes respiratoires, une tendance à la mélancolie). Elégie aussi pour son gang, ces pauvre types minables et flamboyants, traînant leur carcasse de plaines désertes en petites fermes isolées où ils se réfugient, la bêtise crasse vissée sur leur front bas, la peur qui remue leur ventre quand ils entendent au loin frapper les sabots du cheval de Jesse James. Il y a aussi, bien sûr, l’histoire de Robert Ford, le plus grand lâche d’Amérique, Judas groupie qui tua Jesse James d’une balle derrière l’oreille, contre un peu de gloire, et l’espoir de renverser à son profit l’icône à qui il voua sa vie entière, laissant son admiration se recouvrir peu à peu d’une pulsion de meurtre. Le magnifique épilogue du film lui est entièrement dédié, on le retrouve portant le fardeau de son forfait, petit bonhomme à la voix chevrotante qui rejoue son fait d’arme au théâtre, petite légende ratée qui ardemment voulait entrer dans l’histoire, et que l’histoire a jeté avec mépris en le laissant éternellement dans l’ombre de sa victime, troquant son nom contre la seule preuve de son existence, lui qui fut l’homme qui tua Jesse James. Il aura passé sa vie à attendre, Bob Ford, attente interminable du passage à l’acte (que le film rend dans tout son étirement, parfois même trop), attente d’une renommée qui ne vint pas, ou alors à l’envers, attente qu’une balle vienne à son tour tuer l’homme qui a tué Jesse James.
Il y a aussi, et même surtout, la poursuite d’un motif propre aux grands westerns modernes (des Peckinpah à Dead man et Impitoyable), qui n’ont plus qu’à filmer la geste lointaine du far west, plutôt que son actualité toujours différée par le mythe. Il y a une attention précise apportée aux dates, dans le film d’Andrew Dominik, qui se tient dans la contradiction du western post-classique : évoluer dans un arrière-monde mythologique où insistent paradoxalement les signes d’une modernité galopante qui tient la chronique absurdement précise de ce temps sans âge et sans date. Dominik s’attarde intelligemment sur la mise en scène de la mort de Jesse James, les photos de son gisant qui ont circulé dans tout le pays, les gazettes qui en firent leurs gros titres. On n’imagine plus un western sans biographe, et sans le petit peuple des foules qui, roulant bientôt dans leurs premières voitures (des Ford), se préparant à des guerres sans colts, venaient renifler par presse interposée les cadavres d’une époque inconnue d’eux, dont seules quelques années les séparaient pourtant. C’est au fond à quoi est condamné le western, à n’avoir pour véritables héros que des personnages de second plan (le biographe d’Impitoyable), ou des écrivains morts (William Blake dans Dead man), toujours des chroniqueurs qui, à l’image de Bob Ford, ne pouvaient rien faire d’autre qu’assassiner leurs icônes et vivre à jamais dans l’hiver d’une gloire désolante.