Alors que son dernier film, Taurus (2001), présenté lui aussi en Compétition officielle au Festival de Cannes demeure encore inédit en France, Alexandre Sokourov se voit enfin offrir avec son nouvel opus une sortie en salles méritée, même si celle-ci s’avère limitée (seulement trois pauvres petites copies en France). L’un des cinéastes les plus radicaux du moment abandonne ainsi pour un temps son grand projet d’une trilogie consacrée aux grands dictateurs de l’Histoire (Hitler avec Moloch, Lénine avec Taurus). Une décision qui n’est pas pour nous déplaire puisque cette trilogie en cours prenait déjà de dangereux airs de redite (Taurus est pensé comme un décalque presque parfait de son aîné Moloch). Avec L’Arche russe, Alexandre Sokourov n’abandonne toutefois pas son insatiable curiosité pour les vieux démons de la grande Histoire. Mais au lieu de s’arrêter à une époque ou un moment particulier, le cinéaste choisit d’embrasser dans un grand mouvement trois siècles de son pays lors d’une visite dans un musée où les poussiéreux tableaux semblent reprendre vie.
Fondé sur un exploit technique sans précédent -le film est conçu comme un long plan-séquence ininterrompu-, L’Arche russe ne manque pas de redéfinir les règles de la mise en scène comme la caméra DV sur le tableau de bord dans Ten d’Abbas Kiarostami. Conduit par un personnage qui joue le rôle du guide, le récit imaginé par Sokourov s’enfonce dans le passé comme une machine à explorer le temps. Les épisodes historiques -anodins ou cruciaux- sont rejoués dans les diverses salles du musée parcourue par la caméra qui suit le narrateur-guide, comme si Sokourov prenait au pied de la lettre l’expression « antichambre de l’histoire ». D’abord un peu perdu, le spectateur se laisse emporter par cette valse tourbillonnante dont il ne saisit pas toujours toutes les notes ni les choix limite réactionnaires (notamment la nostalgie un peu rance de Sokourov pour une vieille Europe révolue animée par les grands bals à crinoline). Une vision historique quelque peu passéiste qui apparaît en totale contradiction avec la réalisation novatrice du cinéaste. Car avec sa caméra en perpétuel mouvement, Sokourov repense rien moins que le concept même du montage. Tourné vers le passé, L’Arche russe n’en demeure pas moins déterminant pour le futur du cinéma.