Surprenant titre que celui de « Kurdish lover » qui fait craindre de voir un de ces paresseux documentaires en chambre (ou wagon-lit, voir Sibérie) fouillant nerveusement la plaie suintante d’une relation amoureuse. Le titre est trompeur : rien de ces micro-aspirations narcissiques n’ont finalement cours dans ce film à l’imaginaire décloisonné. Le Kurdish lover en question tient ici plutôt lieu d’un passeur : installé à la lisière du film, dans le bord silencieux de ses cadres, il ouvre avant tout une porte à la réalisatrice, lui permettant de glisser ses pas et sa caméra dans la maison de sa grand-mère du Kurdistan. Moins qu’un espace circonscrit, ce foyer est alors un seuil donnant sur un horizon radicalement étranger, celui d’un village reculé perdu aux pieds des montagnes pelées du Kurdistan turc. Dans ce territoire qui prend des allures de zone des confins, le monde moderne gronde comme un écho lointain, figé dans un ailleurs où viennent se déposer les rêves d’exil. Le film serait alors une fenêtre ouverte sur une réalité encore mal cartographiée, celle d’un peuple sans passeport qui ne connaîtrait de l’histoire que ses tourments et les bouts de peaux qu’elle abandonne à chacune de ses mues.
Sous cet angle, Clarisse Hahn, documentariste venue de l’art contemporain, a le regard d’une anthropologue défroquée. Au fil des jours, du passage des voisins, des disputes, des fêtes et des tâches quotidiennes, elle enregistre un ordinaire de batailles et d’habitudes, entre enchantement et cinglerie, puisque cette famille, comme toutes les familles, est avant tout un champ électrique de folies douces, d’éclats de voix et de tendresses arrachées dans les coins. Mais cet espace du foyer, s’il occupe le centre du film, l’oriente aussi vers de plus vastes territoires : de la famille au village, du village à un peuple et du peuple à une forme de vie, avec ses usages et ses affects. Derrière sa belle simplicité, le film saisit ainsi la réalité de son sujet dans ses mouvements les plus paradoxaux, alliance joyeuse de trivialités, de soucis d’argent et de paroles scatologiques indifféremment mêlés aux rituels de croyances et aux états magiques. Il le fait avec le plaisir enivrant de regarder ses personnages comme des natures plus grandes que leurs fonctions, étoffées d’anarchies et de rêves, cousues de grandeurs et de petitesses. Chamane amorti au rakhi, ermite de la montagne réclamant du sexe, bergère rêvant d’exil sous un abri de pierres, ou jeune exilé qui se plie aux coutumes de rencontres arrangées : une petite humanité vacillante, gueularde et malicieuse occupe ainsi les scènes du film pour donner corps à ce territoire arpenté comme un imaginaire collectif qu’il s’agirait avant tout de tester.
Car tout dans le film est affaire d’expérimentation. La belle première scène en noue d’emblée les enjeux. Scène de première présentation, de la grand-mère du jeune homme kurde à son amoureuse, d’une communauté à une étrangère, des relations familiales qui prévalent dans ce foyer, mais aussi, et ce n’est pas la moindre des politesses, du film à son spectateur. Se tissent là souterrainement de plus complexes enjeux, où Clarisse Hahn impose moins un regard qu’elle n’éprouve des situations. En cadrant elle-même ses plans, elle superpose dans un même geste sa position de réalisatrice, d’étrangère et de belle-fille putative. Et c’est peut-être là le plus beau de ce film, sa manière de ne pas regarder avec une fausse distance objective la réalité qu’il rencontre mais d’en faire constamment un objet d’expérience possible. Invisible à l’image, la cinéaste ne masque donc jamais sa présence, que ce soit par l’irruption de sa voix ou les interpellations dont elle fait l’objet. En réglant ainsi constamment au jugé la distance qui la sépare de ce qu’elle filme, elle rend compte au final d’une acclimatation à ce territoire étranger, affirmant à travers chacun de ses plans que toutes les expériences sont partageables, pour peu qu’on se donne la peine de les connaître. Et ce qui nous paraissait dès l’abord absolument étranger, sans jamais perdre la force de sa belle singularité, nous devient alors accessible, comme si le lien affectif évoqué par le titre avait, dans le secret des plans, tranquillement dissous toute forme de représentation exotique.