Le film est une chronique contemporaine, mais il s’ouvre sur des archives photographiques. Quelle est la valeur de ces images du passé ?
Elles devaient fonctionner sur plusieurs niveaux. Le premier, le plus simple, c’est que je trouvais cette introduction très cinématographique et percutante. On pourrait trouver de nombreux exemples de films qui commencent ainsi, mais celui qui me vient immédiatement à l’esprit – peut-être parce qu’il est le plus récent – c’est celui de James Gray, We own the night, avec les photos de la police de New York prises pas Leonard Freed. Cette ouverture est la première séquence que j’ai écrite dans le scénario. À un autre niveau, il y a l’idée qui court dans tout le film que ce que nous vivons aujourd’hui vient du passé. Je suis fasciné par l’histoire brésilienne et particulièrement celle de l’état du Pernambouco, avec sa culture très patriarcale. Même si l’abolition de l’esclavage au Brésil date de 1888, les effets s’y font encore sentir. C’est donc un Etat assez étrange qui articule un fond culturel très prégnant avec le désir de s’ouvrir à des horizons plus cosmopolites. Une autre raison, enfin, est que j’aime beaucoup le film de Eduardo Coutinho, Cabra mercada para morrer. On a d’ailleurs appris il y peu sa disparition brutale, qui est une tragédie pour nous tous au Brésil où il était très admiré. Ce film, en particulier, est superbe. Il a commencé à l’écrire en 1964, après l’assassinat d’un militant des droits civiques par les grands propriétaires terriens auxquels il s’opposait. Après le coup d’Etat, les militaires lui ont interdit de poursuivre le tournage. La grande surprise a été pour lui de retrouver vingt ans plus tard, en 1982, les rushes de son film. Cela lui a donné l’idée de retourner voir les protagonistes et de filmer ce qui était arrivé entretemp à la famille du militant. Le documentaire est vraiment éblouissant, il m’a obsédé depuis l’adolescence. J’ai, d’une certaine façon, écrit une séquelle à ce film, sans l’avouer, sauf avec ces photographies d’archives qui sont tirées des mêmes lieux de tournage que le documentaire. Seul un critique américain, rencontré à Rotterdam, a identifié la connexion, alors que je pensais que personne ne la verrait. Ce sont donc toutes ces choses, liées ensemble, qui ont motivé cette ouverture. Et bien sur, le fait que je trouve ces photographies très belles, particulièrement quand elles sont recadrées en scope sur un grand écran.
Les films de fiction brésilien, surtout depuis le succès de La cité de Dieu, ont abusé de la technique de tournage à trois cameras. Je voulais qu’on puisse situer les personnages dans le décor.
Pourquoi le choix du format scope, d’ailleurs ?
C’était la première fois que je l’utilisais. Ça me semblait judicieux, sachant que l’architecture des décors allait amener beaucoup de plans avec des tracés rectilignes. S’il n’y a pas de ligne droite, c’est qu’il y a un être humain dans le cadre. L’autre chose, c’est l’influence des films de Carpenter, qui a toujours tourné en anamorphique. J’aime sa façon de filmer les lieux, les banlieues, les corridors. Pendant la préparation, j’ai eu une conversation avec le directeur de photo et je lui ai dit que j’en avais marre de voir des films avec des gros plan et des arrières plans flous, et marre aussi des longues focales. Je voulais qu’on puisse situer les gens dans le décor, établir une relation des personnages avec le lieu avant de passer aux gros plans. Les films de fiction brésilien, surtout depuis le succès de La cité de Dieu, ont abusé de la technique de tournage à trois cameras. Ca a commencé à m’agacer et j’ai préféré suivre une autre voie, qui consiste à se demander d’abord où on va poser la camera au lieu de trouver le film, six mois plus tard, sur la table de montage.
Le format vous permet aussi de séparer, à l’intérieur d’un même cadre, les domestiques et leurs employeurs.
Oui, comme le plan du début, quand les personnages sont nus et que la bonne est de l’autre côté de la cloison. Je suis toujours surpris de voir, dans les pays où je voyage, que la cuisine fait quasiment partie de l’espace du salon. Au Brésil, l’impact de l’esclavage sur l’architecture est tel que les deux pièces sont très éloignées l’une de l’autre. J’ai vu un documentaire sur les gens vivant dans des penthouses à Recife. À un moment, une femme explique que ce qu’elle préfère dans l’aménagement intérieur de son appartement, c’est l’éloignement de la cuisine, qui lui permet de ne souffrir ni du bruit ni des odeurs. Ce que j’ai voulu faire dans le film, c’est justement réunir ces deux pièces dans le même plan.
De la même manière, les chambres des domestiques sont isolées.
Oui, on peut dire que c’est une mesure d « hygiène » pour les propriétaires. C’est comme le vendeur d’eau qui rentre chaque jour dans ces maisons. Il y avait aussi une scène que j’ai coupée au montage, avec les laveurs de voiture. On comprenait qu’ils avaient les clés de toutes ces véhicules très chers. C’est un élément important de la culture brésilienne, cette idée que les employés de maison ont accès aux propriétés. Cela crée un sentiment de paranoïa : une dame peut s’inquiéter constamment de savoir si le niveau de son flacon de Channel n°5 n’a pas diminué. C’est toute cette tension que montre aussi le film. Le personnage de Luciene est intéressant de ce point de vue : elle ne veut pas aller dans la maison des autres, mais dès qu’elle s’y retrouve elle demande à aller dans la chambre du propriétaire.
C’est cette paranoïa qui expliquerait le sentiment d’une menace imminente qui court pendant tout le film ?
Il y a un phénomène intéressant au Brésil qu’on appelle le rolezinho. Des gamins pauvres se retrouvent, par le biais des réseaux sociaux, au même moment dans les grands centres commerciaux. Ces endroits sont généralement des temples pour la classe moyenne blanche. Quand apparaissent d’un seul coup des centaines de jeunes défavorisés, la tension et la terreur montent brutalement d’un coup, et on voit les commerçants se précipiter pour fermer leur magasins. Mais le fond de ce phénomène, c’est que ces gamins veulent aussi faire partie de la société brésilienne. Ils ont bien compris qu’elle se définissait aujourd’hui par la consommation. Leur problème, c’est qu’ils ne peuvent pas en faire partie parce qu’ils n’ont pas l’air comme il faut. Le sentiment de la paranoïa est donc difficile à expliquer parce qu’il se diffuse partout dans les rues brésiliennes. Les Brésiliens se méfient à chacun de leur déplacement, même s’il faut reconnaître que les choses se sont améliorées depuis dix ans. Et cette paranoïa sourde se traduit à un niveau architectural, avec les grilles qui barrent toutes vues.
Le sentiment de paranoïa se diffuse partout dans les rues brésiliennes. Et cette paranoïa sourde se traduit à un niveau architectural, avec les grilles qui barrent toutes vues.
Sauf que le son, qui est extrêmement ciselé dans le film, et parvient à franchir toutes les barrières.
Oui, absolument. Mais c’est aussi un son subjectif, que chacun peut relever ou non. Comme la femme qui entend le chien alors que son mari et ses enfants n’y prêtent aucune attention. Le film joue beaucoup là-dessus, sur les différentes échelles de son selon les personnages. C’est quelque chose qui était déjà écrit dans le scénario. Contrairement à mes courts-métrages, j’ai très peu improvisé.
Le film fait beaucoup ressurgir le passé par les éléments de décor, comme ces deux visites de maison, l’une dans la plantation, l’autre dans le quartier de Recife.
J’aime l’archéologie, je m’intéresse à la fonction passée des lieux. Des gens ont vu dans la visite au cinéma une sorte de coquetterie de cinéphile. Mais non, beaucoup de ces communautés à la campagne avaient leurs propres infrastructures, écoles, hôpital et cinema. C’est simplement que j’aime les salles de cinéma. Quand je parcours des salles anciennes à travers le monde, j’éprouve très vite la sensation des films qui y ont été projetés. Et quand Sofia et Joao visitent son ancienne maison à elle, c’est encore de l’archéologie. Elle finit par trouver des traces anciennes de sa famille. C’est un mouvement qui est à la fois triste et beau. Au dernier festival de Berlin, il y avait le très beau film de Richard Linklater, Boyhood, tourné sur plusieurs année. Quand la famille déménage au début, la mère demande au jeune garçon qu’on va voir grandir de repeindre les murs. Sur une porte, il y a les les marques de ses différentes tailles à différents âges. Dans cette scène, il recouvre les traces qui ont enregistré son développement. A partir de là, c’est le film lui-même qui devient la trace de cet éveil, ce qui est une très belle idée.
Dans cette séquence quand Sophia essaie d’atteindre les gommettes collées au plafond avec l’aide de Joao, il se met à respirer son corps. C’est un très beau plan, assez furtif. La scène était-elle écrite ainsi ?
Non, c’est le comédien qui a fait ce geste, très naturellement. Et je l’ai gardé bien sûr. Certains spectateurs pensent d’ailleurs qu’il lui sent le sexe, mais non.
Tout le film est très sensuel.
C’est vrai, mais ce n’était pas vraiment écrit. Quelque chose est simplement arrivé pendant le tournage, avec la combinaison de tous ces acteurs. Il y avait ce ce plan très simple de Pia qui mettait son linge à laver, en contre-plongée. En regardant dans l’oeilleton, j’ai trouvé cela très sexy. Mais c’est elle qui était sexy, et sexy dans ce cadre. On a pensé qu’il fallait faire quelque chose de cette scène en apparence anodine. C’est comme lorsque le vendeur d’eau arrive et qu’elle ferme la porte après son entrée : tout le monde s’attend à une explosion de sexe. Luciene a aussi permis d’orienter le film vers cette dimension. J’aime beaucoup quand la sensualité vient naturellement, sans artifices de lumière ou ralentis. D’ailleurs, ce que j’aimerais bien faire un jour c’est filmer un couple qui s’embrasse : c’est souvent mal filmé, trop professionnel. C’est ce genre de détail qui donne une idée de la sensualité du film
Le film tourne beaucoup autour du genre fantastique ou noir. Vous citez vous-même Carpenter comme influence.
Oui, Assaut essentiellement. Deux choses sont arrivées quand j’écrivais le scénario. Je ne pouvais plus écrire sur l’environnement urbain, j’y avais pensé trop de temps. Donc il m’a semblé simple de faire dériver le film vers ces maisons de vacances où les enfants de la famille peuvent aller en week-end. J’ai écrit ces scènes dans les anciennes plantations et puis quand je suis revenu dans les rues, la nécessité d’un nouveau développement m’a paru claire. Il fallait une nouvelle atmosphère, légèrement effrayante. Le facteur peur devait être introduit, et notamment avec l’arrivée de cet enfant qui pénètre dans les propriétés. Si vous connaissez la culture brésilienne, vous devenez connaître cette figure folklorique du Saci, le Sací pererê. C’est un esclave enfant qui surgit de manière impromptue, comme un fantôme. Pour le cauchemar je pouvais orienter la scène comme je l’entendais, en respectant les formes logiques du rêve. L’invasion est probablement le pire cauchemar brésilien. Nous avons ce mot, « arastao », qui signifie un tsunami de gens venant chez vous pour s’emparer de tout. C’est probablement au Brésil un des mots les plus lourds et angoissants, avec celui de cancer. C’est comme un viol de votre maison. C’est un cauchemar social très prononcé. Et j’y suis moi même probablement sensible. J’ai donc tourné cette scène comme une séquence de film d’horreur. Il y a peu de prises mais les réactions du public montrent que c’est efficace.
Pour ce film, l’idée était de m’approcher de la limite avec le genre, sans la franchir. Maintenant je suis partant pour tourner un pur film d’horreur.
Vous traitez le genre comme Antonioni le faisait, comme une sorte de spectre flottant sur la narration.
Oui, j’aimais l’idée pour ce film de m’approcher de la limite sans la franchir. Maintenant, je suis partant pour tourner un pur film d’horreur.
Comment le film a-t-il été accueilli au Brésil ?
Très bien. Je crois qu’il y avait une attente pour ce genre de film. Il avait été bien reçu internationalement, mais c’est monté d’un cran pour la sortie brésilienne. Les Brésiliens ont les clés pour décoder culturellement ce film, dont le sens peut parfois rester implicite. Il y a eu beaucoup de discussions à sa sortie, et encore aujourd’hui. Toute la question du racisme, l’idée d’avoir fait un portrait des années Lula, a déclenché des polémiques. Le succès a été une belle surprise.
Quelle suite allez-vous maintenant donner à votre filmographie ?
J’ai deux projets au Brésil. Mais j’en ai aussi un autre, plus international, amené par Mark Peploe, qui a beaucoup aimé le film. Il m’a apporté un scénario qu’il avait commencé à écrire avec Antonioni avant qu’il ne tombe malade. Le script est brillant, et rien qu’en le lisant, je peux déjà me promener à l’intérieur du film. J’espère pouvoir le tourner l’année prochaine. En Europe, ou aux Etats-Unis.