La ressortie de Horus, prince du soleil l’avait déjà confirmé : Isao Takahata n’est pas qu’une brillante deuxième main du studio Ghibli, mais un auteur à part entière dont l’approche et la virtuosité n’ont rien à envier à sa superstar d’associé Miyazaki. Moins identifiable parce qu’il ne dessine pas, son style se reconnaît à un rythme quasi-expérimental, fait de ruptures, de glissements ou de ruades dramatiques. Sorti en 1981, Kié la petite peste avait reçu un accueil tiède avant de faire rapidement fureur, balayant les standards de la comédie enfantine pour imposer de nouvelles figures, plus triviales et sèches que les sacro-saints codes de la fantasy. Il y a du spectacle de rue, voire même du punk dans cette chronique vacharde d’un quartier populaire d’Osaka, du moins un plaisir non feint à prendre le spectateur à rebours.
Takahata plante un décors dont chaque détail modifie radicalement la teinte. Tous les personnages y sont présentés comme par accident, toujours en pleine action : la petite Kié qui prépare des brochettes pour les clients de son boui-boui, son père, bonhomme rustre et accro à la castagne. Même un vulgaire chat de gouttière prend le film à l’abordage, passant en une séquence de la figuration à une humanisation étrange et drolatique en se dressant sur ses pattes pour déguster un morceau de viande. Superbement efficace, ce découpage en décalages contrôlés trouve une résonance avec le graphisme, spartiate et anguleux des personnages, mais surtout avec le fond social et rustre du scénario. C’est toujours à ce socle, aimant social où se niche une dépression vaporeuse et tentaculaire, que le film se cogne et s’attendrit. Il faut voir le personnage du père, bien alcoolisé, violent et perclus de honte envers sa fille, pour constater que Takahata adapte la bouffonnerie potache au gré des misères sociales du quartier et des plaies familiales qui ne cicatrisent jamais.
Aussi perturbant que néoréaliste, le cinéaste filme la rudesse du travail manuel, les crises de couples (l’un des enjeux majeurs du film, où la séparation des parents de Kié inspire de nombreuses scènes touchantes et justes), l’humiliation et l’alcool des mauvais jours. Même quand il vire dans le pur délire cartoonesque, il l’habille d’une souffrance bien réelle. Aussi débiles et scatos soient-ils, les nombreux combats de chats témoignent d’un sadisme peu commun, où l’on humilie, castre, puis écrabouille complètement l’adversaire. Dans ces trouées de spleen d’une densité aussi glauque (le cimetière dans la nuit) que grave (personnages comme spectateurs, plus personne ne rigole), le film annonce même le fameux climat mortifère du Tombeau des lucioles, chef-d’oeuvre tragique et autre chronique enfantine. Vraiment, plus aucun doute à avoir : la délicate virtuosité du portraitiste Takahata vaut bien les rêveries fabuleuses de Miyazaki.