De la musique, sublime, d’Arthur Russell, aux extraits des films d’Avery Willard, cinéaste et photographe américain confidentiel, jusqu’aux belles peintures qui composent le générique d’ouverture, on est bien entouré dans Keep the lights on. Aussi le film séduit, au premier abord, en stimulant ce plaisir coupable qu’on peut prendre devant le joli cinéma, les jeunes gens modernes, le grain chaud, ici superbe, du super-16, la peinture des solitudes urbaines, des rues de New York, des petites galeries d’art et des errances sentimentales. Dans la première partie, on se suffit de ce regard impressionniste, devant lequel défile une vie qui s’égrène par bouffées de scènes, de lieux, d’étreintes musclées. La narration est elliptique, comme s’il s’agissait plus de photo que de cinéma, et elle rappelle d’ailleurs beaucoup les diaporamas de Nan Goldin.
Entre évaporation de l’être aimé, dispute, dépendance, vampirisme, le film raconte sur une décennie la véritable histoire d’amour d’Ira Sachs avec un accro au crack. L’hypothèse d’un film sur le sida est évacuée en une très belle scène qui le fait basculer dans une sorte d’atmosphère lounge, d’étrange platitude de l’intime annonçant un programme balisé et binaire, entre scène de ménage et rire sous la couette, plus Christophe Honoré que Philippe Garrel. Le film évoque d’ailleurs autant Homme au bain que Les Bien aimés, dont il partage la complaisance pour la décharge charnelle et la complexité des sentiments.
Bon découpage, bonne musique, bon jeu d’acteurs, bons décors : voilà un film minutieux, très pensé, auquel on n’aura pas grand chose à reprocher sinon le sentiment qu’il nous glisse dessus sans nous atteindre. Dans son application à ne rien rater, à bien doser chaque scène à l’aune de ce qu’est un film d’auteur, Ira Sachs réussit d’abord quelques scènes intimes mais, trop occupé à composer sa vitrine, échoue finalement à raconter la grande histoire étalée sur dix ans, à faire prendre corps à ce temps – tout comme Honoré échouait à raconter la sienne, qui durait quarante ans. Auteurisme chatoyant d’un cinéma au premier abord très séduisant, et qui finit toujours par se dégonfler dans sa deuxième partie, une fois que son habileté ne suffit plus et qu’une histoire demande, en vain, à être menée à bien. C’était déjà le cas du consternant Oslo 31 août de Joachim Trier, petite broderie de bon goût, de bonne musique au bon moment, d’atmosphère d’apéro spleenétique. On pense aussi à Un Amour de jeunesse de Mia Hansen-Love, film lui aussi autobiographique, précieux, soigné, mais totalement creux.
Dans la sophistication froide et inhabitée de ce cinéma de la bonne recette qui cherche pourtant à s’inscrire sous le signe de la profondeur des affects, on peine finalement à dénicher plus qu’un simple désir de distinction, un enjeu purement socio-culturel – repérable jusqu’au choix du livre posé sur la table de chevet. Auteurisme et autofiction n’y alimentent plus qu’une sorte de petite mythologie intime, un même cauchemar feutré, où la fin d’un amour se scelle en une réplique, certainement gardée telle quelle par Ira Sachs : « j’ai oublié mon cachemire bleu chez toi ».