En programmant dans la Sélection officielle les derniers films du Palestinien Elia Suleiman et de l’Israélien Amos Gitaï, le 55e Festival de Cannes répond à un souci qui a toujours été le sien : être en même temps vitrine du cinéma mondial et vitrine du monde. On peut moquer cet engagement géopolitique un peu convenu, le trouver hypocrite et de façade ; on peut trouver incongrue l’association des contraires, qui concilie sous le soleil, l’intérêt affiché pour le sort du monde et l’enthousiasme pour le rien et le pas grand chose. N’empêche, et sans entonner le con « c’est la magie cannoise », il est sûr que cette présence du politique dans les films sélectionnés reste une des résistances concrètes à la vacuité télé qu’est devenue le festival depuis plusieurs années. Kedma d’Amos Gitaï rappelle la force poétique du cinéma quand il prend en charge un contenu politique. Nulle doute qu’il sonnera le jury cannois et qu’on l’entendra citer le soir du palmarès.
Comme Eden, le précédent film du cinéaste, Kedma revient sur un moment peu connu de l’histoire de la Palestine : les quelques jours de mai 1948 qui précédent la naissance officielle de l’Etat d’Israël et qui voient se déclencher les premiers affrontements violents entre Juifs et Arabes ; l’action d’Eden se déroulait pendant les années de guerre dans une Palestine sous mandat britannique, où les tensions étaient fortes entre les sionistes et l’Autorité de tutelle refusant l’entrée des Juifs d’Europe. Le film s’intéressait à la génération des pionniers sionistes et montrait, à travers quelques figures, comment le projet de construire entrait en lutte avec la politique britannique et devait assumer une grande part de violence -notamment terroriste- pour s’affirmer. Avec Kedma, Gitaï poursuit l’exploration de cette violence originelle qui constitue sans doute une des clés de compréhension de l’identité israélienne. Le récent Sobibor de Claude Lanzmann est venu rappeler à quel point la résignation et l’absence de révolte des victimes du génocide avaient constitué un « mythe » commode à partir duquel avait été construit l’image du Juif victime. A travers le témoignage de Yehuda Lerner, c’était une réflexion sur la « réappropriation symbolique de la violence » par les Juifs que le réalisateur proposait.
Le point de départ de Kedma -l’arrivée en Palestine d’un vieux cargo chargé de centaines de survivants de l’Holocauste- pose d’emblée cette question de la violence juive, mais dans le contexte de l’après-guerre : en effet, à peine débarqués sur cette terre dite « promise », les êtres en souffrance, revenus d’un enfer que leurs hôtes juifs ne savent pas (pendant tout le film, le spectateur sent cet écart entre les survivants et les autres, distinction entre les Juifs eux-mêmes) sont visés par deux logiques militaires : d’un côté, ils sont pourchassés par l’armée britannique qui poursuit jusqu’à la dernière minute sa mission d’empêcher les arrivées clandestines ; de l’autre, ils sont pris en charge par le Palmach, l’armée clandestine juive qui leur indique leur premier devoir : participer à la conquête du territoire dans une lutte contre les Arabes, notamment pour la prise de Jérusalem. Qui connaît cet épisode historique tragique et presque insensé, qui voit les rescapés de la Shoah devenir les premiers soldats d’une cause qui vient de naître pour eux ? La première force du film de Gitaï est d’avoir choisi et mis à jour ce moment liminaire de la grande Histoire et d’en avoir dégagé le sens dans une forme à la fois ample et intimiste, le message à faire passer se subordonnant toujours à la forme poétique adoptée par Gitaï.
En effet, contrairement à Eden qui peinait à transformer ses intentions en cinéma et qui finissait par n’être qu’un exposé tantôt émouvant, tantôt démonstratif, Kedma est riche d’une incroyable beauté formelle. Construit autour de sept blocs de durée qui accompagnent l’errance puis l’entrée des personnages dans l’Histoire, le film suit une ligne de mise en scène radicale qui emporte le spectateur : la lumière crépusculaire sur le paysage-décor, les longues étreintes des personnages en souffrance, leurs échanges en creux sur leur expérience des camps, leur rencontre quasi indifférente avec les paysans arabes, puis leur participation parfois mortelle dans le combat pour le sol, tout fait de Kedma le portrait sensible d’une terre qui n’a toujours pas réglé la question de son devenir, trop convoitée, trop habitée. La séquence finale, portée la sidérante interprétation d’Andréï Kashkar qui débite en un longue monologue rageur un texte d’Hayim Hazaz sur l’identité juive, est inoubliable.