Difficile de parler de Kaili Blues, premier film de Bi Gan, vingt-sept ans, sans focaliser son attention sur le plan-séquence de quarante minutes qui inaugure sa deuxième partie. Un tour de force qui voit la caméra se faufiler dans l’entrelacs d’un village en altitude, captant à la volée quelques éclats de quotidien, s’agrippant au hasard à la trajectoire des badauds, à la façon de ces introductions de jeux vidéos qui n’ont pour fonction que de faire découvrir aux joueurs la prolifération du monde qu’ils pourront arpenter.

C’est qu’avec ses bugs de stabilisation et sa chorégraphie forcée de la banalité journalière, ce plan séquence à la virtuosité inaboutie court constamment le risque de trébucher, à la manière de ces rêves qui, forçant la ressemblance avec le réel, finissent par en faire trop au point de tirer le dormeur du sommeil. Mais cela tombe plutôt bien, en vérité, puisque Kaili Blues s’emploie précisément à faire cohabiter le songe et l’ordinaire, la méditation et l’observation, l’intérieur et l’extérieur. Une sorte de réalisme somnambulique, tout entier voué à la dérive et au délire introspectif, lequel, à la façon du dernier Weerasethakul, cherche à creuser de nouvelles entrées secrètes avec le monde de l’immatériel — celui des rêves donc, mais aussi bien du souvenir, du fantasme et du fantastique.

On suit ainsi le parcours de Chen, médecin de campagne lancé sur les traces de son neveu que son frère a abandonné. Cette enquête permettra au récit de remonter le cours du passé trouble du personnage, incarcéré plusieurs années pour avoir servi la mafia locale. Immergé dans un espace-temps indéfini, à la fois prisonnier et égaré, le film aménage une sorte de fiction ouverte (comme on parlerait d’un open world), dépliant un univers réaliste mais résistant jusqu’au bout à toute forme de déchiffrage. Il faut reconnaître, à cet égard, que Bi Gan ne manque pas d’inspiration pour alimenter son imagier du temps perdu, même si son film le ramène souvent sur la berge, bien identifiée, de l’auteurisme asiatique contemporain.

Car au-delà  des clins d’oeil à Weerasethakul et à Wong Kar Wai (l’horloge qui s’anime à l’envers au rythme du défilement d’un train), le film ressemble surtout à un décalque flagrant du cinéma de Hou Hsiao-hsien, dont il reprend l’un de ses protagonistes chéris (une ancienne petite frappe mélancolique) tout en régurgitant certains de ses motifs tels quels (la balade en scooter de Goodbye South Goodbye, le train s’enfonçant dans le noir d’un tunnel de Poussières dans le vent). Certes, ce serait faire un bien sévère procès à Bi Gan que de lui reprocher cet évident patronage, tant il parvient à mêler ces références par des chemins qui ne semblent appartenir qu’à lui. Reste qu’on sort de Kaili Blues avec un sentiment de stupéfaction mitigé, comme on sort de ces rêves opaques mais familiers, qui marquent plus que d’autres mais dont on se demande au réveil si on ne les a pas déjà fait mille fois.

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