On a vu les Wachowski importer Hong-Kong en pleine ère Emmerich (Matrix), défier le règne des comics US en adaptant un manga pour gosses (Speed Racer), avant de restaurer l’art des prothèses baroques avec Cloud Atlas, réactivant une forme de croyance raréfiée à Hollywood. Jupiter : le destin de l’univers s’inscrit dans cette même lignée, avec un appétit d’autant plus grand pour la fantasy. Cette fois, une jolie dame-pipi (Mila Kunis) est révélée à son destin de princesse galactique par un messager aux oreilles pointues (Tatum) qui l’arrache à sa condition de prolo terrienne et la guide vers un outremonde cosmique où elle troque sa brosse à récurer contre un sceptre royal.
Sur les pas de Cloud Atlas, donc, Jupiter… déploie son récit avec une forme de candeur tout aussi effrontée. L’ambition des Wacho est nette : bâtir en moins de deux heures un univers autonome, un empire du kitsch où des princes au look vaguement raëlien échangent avec des mutants à l’accent british. On navigue sans mal dans cette mythologie de poche, bricolée à partir d’emprunts identifiables – un zeste de Sophocle, un soupçon de Lucas, une pincée de L. Ron Hubbard. Pour le tandem, c’est bien sûr l’occasion de creuser sa veine cosmogonique et de remettre le thème de l’élu sur le tapis : après Néo et le petit fou du volant de Speed Racer, Mila Kunis est une autre sauveuse qui s’ignore, choisie pour accéder enfin à l’envers du décor. L’enjeu est donc, à nouveau, de suivre le lapin blanc en vue de fuir une basse réalité (ici, celle des urinoirs jaunis) et de scruter avec des yeux d’enfants une sphère étrangère. De ce côté-là, aucun problème : les Wachowski redessinent la cartographie stellaire avec une fougue intacte, assumant le mauvais goût sans broncher. C’est en soi méritoire, à l’heure où bon nombre de blockbusters se laissent ronger par le cancer du « méta » (diagnostiqué par exemple chez l’insignifiant Lego Movie, et bientôt de retour dans Kingsman de Matthew Vaughn, pas encore sorti mais déjà gâteux).
Mais un autre écueil menace le pays des merveilles de Jupiter. Ouvrir des univers parallèles suppose d’épouser le regard d’Alice se glissant dans le terrier du lapin blanc. Or Kunis, très nulle, fait un piètre guide à travers ce royaume chamarré. Jusqu’ici, les Wacho avaient pourtant su mêler leur public aux quêtes de leurs personnages d’élus. Leur traversée du miroir devenait la nôtre : tout comme Néo heurtait une réalité étrangère, on encaissait un cinéma barbare, régi par des règles inédites et une grammaire inconnue. De quoi entrer en connivence avec ces héros-là, dont on partageait au moins l’hébétude. Impossible, ici, de s’identifier à la belle Jupiter, tant celle-ci se résume à une formule, à un oeil naïf voué seulement à balayer un monde foisonnant, mais en fin de compte balisé. Les Wachowski s’intéressent à celui-ci sur le seul plan du design, mais ne prennent jamais la peine de lui inventer une géométrie et des lois physiques propres – là où Matrix, encore, allait jusqu’à redéfinir l’espace-temps et la gravité.
Le problème tient peut-être à des contraintes extérieures : le budget colossal de Jupiter parait malgré tout en deçà des ambitions stratosphériques du tandem. Mais les Wacho semblent aussi refuser de voir que leur imaginaire ne se suffit pas nécessairement à lui-même. Comme si l’orgueil qui les poussait à réinventer leur langage dans Speed Racer, sommet de génie autistique, les incitait cette fois-ci à se reposer sur une débauche de costumes et de trognes plus ou moins humanoïdes. Dans cette joyeuse mélasse fourmillante, un visage se distingue tout de même entre les monstres, façon Où est Charlie ? : celui de Tatum, toujours incandescent, et capable de réinjecter un peu d’humanité dans cette gigantesque foire au latex.