Un film de plus sur les enfants-soldats ? Il faudrait pour cela que le sujet ait vraiment été abordé : or s’il a été exploité à de nombreuses reprises par des fictions venues de tous les horizons (de l’Afrique à Hollywood), le résultat atteint rarement la cheville du moindre documentaire réalisé sur le terrain. Même le louable Ezra du Nigérian Newton Aduaka ne parvenait qu’à moitié, malgré l’impact de sa mise en scène, à résoudre l’équation si périlleuse du réalisme et de sa mise en spectacle (à l’image de l’interminable procès final brandi comme une excuse artificieuse contre la fiction). Parce qu’il se rend immédiatement à une sécheresse narrative et formelle jamais vue dans le genre, Johnny Mad Dog s’impose immédiatement par delà de ce que son aspect sensationnel pouvait laisser craindre (effet renforcé par la présence un peu écrasante de Kassovitz au rang de producteur superstar). Non seulement le film de Jean-Stéphane Sauvaire s’épargne toute évaporation romanesque (l’autre gros point négatif d’Ezra), mais il suit un mouvement d’une implacable pureté : le cheminement d’un petit groupe d’enfants-soldats à travers une ville-fantôme. Si le récit menace un temps de basculer dans un systématisme proche du catalogage (enrôlement, assauts, embuscades, opposition avec les Casques bleus), il trouve rapidement un souffle et une respiration propres qui doivent autant à l’extrême sens du réalisme spatial du cinéaste (le moindre mètre gagné reconfigure intégralement la mise en scène) qu’à sa manière de transformer la marche des enfants-tueurs en une sorte de longue procession hallucinée.
L’idée la plus brillante est de tirer parti d’un puissant processus documentaire (le film, tourné à Monrovia, est interprété par des enfants-soldats qui rejouent des événements qu’ils ont eux-mêmes vécus) sans jamais user de références directes à cette histoire récente (la fin du règne sanglant de Taylor en 2003). Sauvaire épuise les ressources d’un lieu saturé d’histoire en une sorte de reportage onirique sur le terrain : dès lors la question du réalisme, filtrée par une quête de l’empreinte et de la trace plus que d’un véritable impact spectaculaire, s’ouvre à une forme de maniérisme sensitif d’autant plus lancinant qu’il se frotte à la mémoire vive et à la réalité exsangue des lieux qu’il arpente. Liquider ainsi la question du récit au profit d’un gonflement de tout ce que d’autres films auraient relégué en arrière-plan (la puissance du lieu, la langue incompréhensible des enfants, mix brutal infusé de culture occidentale, les rites et déguisements grotesques des milices) permet à Johnny Mad Dog de s’abandonner tout entier à l’inextricable simplicité de son sujet. Il suffit de voir la séquence toute d’absurdité et de tension entre la milice de gamins et une poignée de Casques bleus protégeant un hôpital de fortune pour en mesurer la force : s’ouvre ici un dialogue où s’abolissent tous les repères, une forme de trou noir de la représentation qui témoigne d’une extraordinaire acuité de metteur en scène. Cette science documentaire (Sauvaire a réalisé un excellent Carlitos Medellin en Colombie) autant que l’énorme préparation qui a rendu possible une telle précision dans les mises en situation (un an de répétitions sur place avec les comédiens) atteignent ici leur meilleur. Imparable.