Raoul Ruiz est arpenteur d’un cinéma sans frontières. Artiste des possibles s’il en est, Ruiz multiplie les expériences nomades et insolites, tant du point de vue du budget (de ses films fauchés tournés pour la télévision à sa prochaine œuvre adaptée de Proust et réunissant le gratin du cinéma français -Deneuve, Perez, Béart), du casting (L’Ile au Trésor en est l’exemple le plus frappant, rassemblant Martin Landau, Jean-Pierre Léaud et… Sheila !) que de la production (de Corman à Branco, tout un périple…).
Jessie n’échappe pas à cette salutaire absence de règles qui rend le cinéaste chilien si insaisissable. Tourné aux États-Unis (et à la Jamaïque) avec des moyens a priori conséquents, le film fait s’interpénétrer deux récits dont les personnages centraux sont pourtant les mêmes. D’un côté, Jessie Markham (Anne Parillaud), tueuse à gages new-yorkaise, tombant amoureuse de l’une de ses cibles, Brian (William Baldwin). De l’autre… Jessie Markham, femme fragile et traumatisée par un viol ; mais tentant de retrouver le bonheur avec Brian grâce à une lune de miel à la Jamaïque. La question que pose le scénario est donc : quelle Jessie rêve l’autre ?
Quant à Ruiz, il semble plutôt se demander comment réaliser un film personnel avec une histoire aussi banale (écrite par Duane Poole, qui a surtout travaillé pour la télévision américaine). Les situations développées par Jessie sont en effet du domaine du déjà-vu : la jeune mariée rongée par le doute -celui concernant l’honnêteté de son mari-, la tueuse à gages froide en apparence mais qui peut tout de même éprouver de l’amour (en adoptant le look du personnage qui l’a rendue célèbre, Anne Parillaud paraît à jamais prisonnière de Nikita : le but est-il d’imiter cette figure du passé jusqu’à la caricature afin de mieux s’en défaire ?), une machination cruelle, etc.
Bref, le scénario du film est de troisième ordre ; même si l’on peut deviner ce qui a motivé le choix de Ruiz : le flou pourtant éminemment classique entre le rêve et la réalité. Or, le traitement plastique du cinéaste vient à peine rehausser les médiocres entrelacs du récit ; et c’est avec une certaine paresse que Ruiz déploie les artifices bien connus de ses aficionados (filtres, focales différentes utilisées dans le même plan, jeux de miroirs…), histoire de montrer que c’est bien lui et non pas un tâcheron de service qui est derrière la caméra. Le dépoussiérage de Proust sera-t-il aussi factice ou véritablement novateur ?