Venu après une poignée de films dont la beauté tenait beaucoup à leur apparente nudité formelle, Jauja impressionne à l’inverse, d’emblée, par son bouquet d’artifices. Sans abandonner la veine immersive de ses précédents films, Alonso glisse ici un jeu fictionnel aussi simple que labyrinthique, perdant son protagoniste entre le tissu du rêve et la mousse du réel. C’est que, comme tout grand cinéaste, il ne fait pas de manières, puisque il n’en a qu’une. Celle qui consiste à écouter un territoire et à en arpenter les signes physiques comme on apprendrait une langue étrangère, en suivant les pas d’un guide. Alonso filme ainsi moins un espace qu’un rapport, observant la relation entre un paysage et un corps, attentif à capter les gestes d’une figure toujours identique – un homme solitaire – , coulés dans la nature argentine. Sauf qu’ici, le corps est étranger. Et, étranger, il l’est deux fois, aussi bien comme acteur que comme personnage, posant d’emblée ce qu’est Jauja : l’expérience d’une perte qui serait la dépossession d’un regard par l’emprise d’un autre.
En donnant le rôle principal à Viggo Mortensen, Alonso joue moins la carte de la professionnalisation que de l’insolite. L’apparition de Mortensen est d’autant plus intrusive dans ce cinema qu’il est une star internationale, et cette petite étrangeté vient redoubler celle de la fiction : l’acteur tient le rôle d’un ingénieur danois venu explorer le sud Argentin à la fin du XIXème siècle. Protégé des menées indigènes par une petite escouade militaire argentine, le falot capitaine Denisen est accompagné de sa fille Ingebord, dont la seule présence détraque la cartographie de cette mission civilisatrice. Car ce corps féminin poussé parmi les fumets fauves d’une compagnie de militaires y promène innocemment le poison entêtant du désir. Celui des hommes, mais aussi sa propre aspiration de chrysalide : Ingebord ne tarde pas à s’enfuir en compagnie d’un jeune soldat, vers ce désert redouté par son père mais qui, dit-elle, l’ « emplit ». Sauf que le désert est quadrillé par des tribus indiennes, menées par un officier déserteur dont les premiers rapports soulignent aussi bien la cruauté que l’excentricité avec laquelle il s’habille en femme. Vertige des puissances sexuelles qui fait du désert une toile fantasmatique, sur laquelle chacun dessine ses désirs et ses angoisses. Le père se fait alors soldat, prend les armes et se lance seul à la recherche de sa fille. Il s’y perdra.
Nanties d’un tel cadre romanesque, les prémisses du film semblent d’abord le rattacher à la tradition du roman colonial. On pense au Kurtz de Conrad aussi bien qu’à l’Aguirre d’Herzog. Mais les visées d’Alonso soufflent ailleurs, délaissant d’emblée le décorum de l’aventure pour se concentrer sur une errance mentale. Car, comme tout souffle, celui de Jauja vient moins du vent que de l’esprit. Et c’est d’abord par la sereine affirmation de son formalisme que le film déploie sa pneumatique des âmes. Dès ses premières images, Jauja frappe ainsi par son cadre, un étrange format 4/3 aux bords arrondis, où viennent se compresser les immenses panoramas de la Patagonie. Les plus violents paysages y sont repeints à travers un délicat écrin optique, comme si les vacarmes de la nature venaient se déposer sur les pupilles cristallines d’une jeune fille.
Car c’est en frottant le silex du plus pur artifice contre la pierre du réel qu’Alonso allume sa fiction. Artifice de dialogues volontiers littéraires, et surtout de la lumière – sublime – de Timo Salminen, habituel collaborateur de Kaurismäki. Sous sa main, les décors réels sont travaillés comme des toiles peintes, marquées de l’éclat pourpre des costumes militaires, de la corolle bleue d’une robe poussée au milieu des herbes sèches ou de la mer nonchalante des étoiles. Le film serre dans son cadre la violente beauté étouffée des miniatures, avertissant d’emblée que cette exploration-là ne sera que spirituelle. Jauja suit l’errance d’un père qui découvre les transformations de sa fille en femme et s’inquiète de retrouver à travers elle « la plante carnivore » qu’était sa propre épouse. La marche éreintante du capitaine Denisen aux confins de paysages rocailleux (jusqu’à pénétrer une grotte en forme d’utérus), trouve donc naturellement son corollaire dans le regard littéralement dissous du personnage. Car le parcours du père est celui d’une extinction, de ses pouvoirs comme de sa vision. Dans ses moments les plus nus, la beauté de Jauja ne tient ainsi plus qu’à l’observation délicate des yeux verts-de-gris de Mortensen, fondus dans le décor minéral d’une Patagonie brumeuse.
Et c’est ici que le film reprend ce qui se tramait déjà dans les films précédents d’Alonso : l’extinction d’un regard au profit de l’émergence d’un autre, comme un échange de rêves où le dormeur tiendrait paradoxalement les fils de celui qui est éveillé. Par un subtil circuit d’apparitions et de disparitions d’objet et d’animal, Jauja finit donc de composer un intriguant et magnifique noeud de Moebius entre l’Argentine du XIXème siècle et le Danemark contemporain. Radicalisant le changement de point de vue qui clôturait déjà Liverpool, son précédent long-métrage, Alonso y dessine la plus belle des ironies : nous avoir fait croire que nous suivions les obsessions puritaines d’un père pour finalement nous jeter dans les songes vaporeux d’une jeune fille. Et nous faire ainsi comprendre ce que nous n’osions nous avouer dès le début : que notre pire crainte était notre désir même.