Peut-on rêver plus beau métier ? Jouer les rats de bibliothèque avec Kubrick pour trouver la perle rare, écrire avec Nabokov, produire Don Siegel… Et signer soi-même une oeuvre sombre, nouée autour d’une fascination pour le fantasme. De Some Call it Loving à Cop, l’esprit du roman noir souffle sur les films de James B. Harris, artisan de l’adaptation par excellence qui foula deux fois les terres de James Ellroy (il adapte Lune sanglante, produit Le Dahlia noir de De Palma), et dont les visions de l’Amérique font écho à la bile fataliste des années soixante-dix. L’homme, pourtant, est lumineux, et ressasse son riche passé avec la fraîcheur d’un jeune homme encore transi d’admiration pour ses collègues mythiques.
Votre œuvre est protéiforme, mais semble charpentée par un trait typique du film et du roman noirs : le regard malade mais lucide d’un personnage éclaire un monde déboussolé.
Je suis naturellement « noir » : son essence coule dans mes veines. Cette façon dont un personnage malade, comme vous dites, tente de mettre fin à la folie ambiante, provient sans doute de mes profondes colères. J’ai toujours aimé railler la Bible et le drapeau, parce que j’ai une aversion viscérale pour l’hypocrisie. J’aime les blagues de mauvais goût, car elles vous protègent de l’hypocrisie. Le noir fait la même chose : il résonne comme une blague de mauvais goût.
D’après moi, si tant de femmes sont névrosées, déprimées ou folles, c’est qu’elles sont désabusées. On les a bercées d’illusions sur le prince charmant, les hommes parfaits.
Ce dégoût pour l’hypocrisie dont vous parlez évoque cette scène de Cop : le flic joué par James Woods rentre à la maison, et raconte à sa petite fille les horreurs de sa journée de travail. Puis il explique à sa femme qu’il refuse de duper leur enfant…
Exactement, et elle le traite de fou. Cette idée est dans le roman original d’Ellroy, Lune sanglante. Mais j’ai rajouté la scène de dispute avec sa femme, et j’ai rajeuni la petite – le flic avait à l’origine plusieurs filles adolescentes. D’abord, je voulais rendre la scène encore plus perturbante. Ensuite, il me tenait à coeur que Woods éduque sa fille le plus tôt possible à la rudesse du monde. Je suis tout à fait de son côté quand il rétorque à son épouse furieuse : « que veux-tu que je lui raconte ? L’histoire de Boucle d’or ? » Cette scène m’intéresse parce qu’elle résonne avec un de mes thèmes le plus cher, celui de la désillusion. D’après moi, si tant de femmes sont névrosées, déprimées ou folles, c’est qu’elles sont désabusées. On les a bercées d’illusions sur le prince charmant, les hommes parfaits. Donc le personnage de Woods veut roder sa fille le plus tôt possible. Au fond, Cop est un film sur les femmes, et sur cet homme dur qui essaie de les protéger. J’ai utilisé la scène domestique d’Ellroy comme tremplin pour aborder ce sentiment profond.
Vous partagez vraiment cette vision du monde, et des femmes, avec le flic ?
Oh oui, il a raison. Même si à la fin, sa femme le quitte parce qu’il est trop extrême !
Vous avez ensuite retravaillé, en tant que producteur, sur un autre texte d’Ellroy : Le Dahlia Noir, adapté par Brian de Palma. Quel sont vos affinités avec l’écrivain ?
C’est le genre d’auteurs qui me procure la matière nécessaire pour exprimer ce que je ressens. Je n’ai pas de situations ni de personnages assez durs et sombres pour exprimer mes idées, alors Ellroy me les souffle. Aujourd’hui, pour être franc, je me suis un peu éloigné de sa littérature : elle est devenue trop dense pour moi, il va un peu trop loin. Vous lisez tant de pages que vous ne savez plus où vous en êtes. Il m’a avoué ce problème, son incapacité à s’arrêter. Mais c’est un dialoguiste hors-pair, et ses choix sont toujours géniaux.
Pour l’écrivain Carl Richardson, le noir a une portée naturaliste, étant « ténébreux, criminel, tortueux, illogique et amoral, tout comme la vie ». Voilà qui rappelle votre approche de la noirceur comme fenêtre sur le monde.
Je suis bien d’accord avec cette vision. Cela dit, je n’aborde jamais un projet en me disant : « faisons un film noir ». D’ailleurs, aucun de mes films en tant que réalisateur ne tombe dans cette catégorie stricto sensu. Pas question de calculer une tonalité. Tout dépend de l’angle d’attaque que je choisis lorsque j’adapte un texte, et il se trouve que j’en conserve toujours la matière la plus noire.
Vous avez non seulement adapté les maîtres du genre, mais vous les avez fait travailler au texte d’un autre : par exemple, Jim Thompson sur Les Sentiers de la gloire, terrain où on ne l’attendait pas…
Oui, mais c’était en fait l’idée de Kubrick. Nous avions travaillé avec Thompson sur L’Ultime razzia, un film plutôt taillé pour lui, et nous avions adoré son sens du dialogue. En abordant plus tard Les Sentiers de la gloire, nous avons tout de suite choisi d’esquisser une galerie de décideurs fondamentalement lâches. Il fallait que la couardise transpire. Alors, Stanley, comme on choisit un acteur qui a la tête de l’emploi, a tout de suite proposé Thompson, le spécialiste des minables amoraux : il était l’homme idéal pour brosser ce type de portraits.
Étiez-vous encore impliqué dans l’écriture de Docteur Folamour au moment de faire intervenir le satiriste Terry Southern ?
Non. En fait, je travaillais avec Stanley sur une version très sérieuse, titrée Edge of Doom et tirée d’un livre de Peter George, Red Alert. Je vivais alors à Los Angeles, et Stanley me rejoignait de New-York pour écrire avec George. Parfois, la fatigue aidant, nous évoquions un script de comédie : les blagues idiotes allaient bon train. Ce devait être la prochaine production de la Harris-Kubrick Pictures pour Seven Arts Productions. Chez Seven Arts, on voyait d’un mauvais oeil ce brûlot très sérieux sur la guerre froide. Quand j’ai finalement eu le deal, je me suis retiré de l’affaire pour travailler à mes propres films – Stan m’avait toujours poussé à mettre en scène. Quelques jours plus tard, il m’appelle pour me demander ce que je pense de Terry Southern, auteur de Magic Christian. Je n’avais aucune idée de qui il s’agissait, mais en me renseignant, j’ai compris qu’il préparait vraiment une satire humoristique. Affolé, j’ai prédit à Stanley que tout le monde détesterait son film : « je te tourne le dos cinq minutes, et voilà que tu salopes un livre formidable avec ta comédie ridicule ! » Mais aujourd’hui, je peux le dire sereinement : Docteur Folamour est mon film préféré de Kubrick.
Revenons aux rapports hommes-femmes : chez vous, la protection des femmes par les hommes se transforme aussi en manipulation perverse, comme dans Some Call it Loving.
En croyant protéger la belle endormie, le héros s’aperçoit qu’il ne sait pas se protéger lui-même. Dans la nouvelle originale de John Collier, le personnage n’est pas jazzman. J’en ai fait un musicien habitué aux improvisations dans les nightclubs, parce qu’il s’agit d’un homme qui tente différentes variations autour d’un même thème conducteur : sa vie. Il greffe plusieurs expériences autour d’elle : les fantasmes débridés, puis la pureté, puis l’amour… Et il ne sait pas se fixer sur une seule tonalité. Son meilleur ami, qu’il trouve ivre dans les toilettes du club de jazz au début du film, est comme lui : incapable de suivre la tonalité.
Que signifie d’après vous la mise en garde du film : « en tirant la belle endormie de son sommeil, vous risquez vous même de vous réveiller » ?
Le héros est dans un moment de déroute. Il se dit qu’il a besoin de s’éloigner de la luxure et de recommencer à zéro, avec une seule femme, à savoir cette jeune beauté qu’il a trouvée endormie. Mais il risque « de se réveiller », c’est-à-dire de revenir aux conditions qui ont entraîné ses erreurs. C’est ce qui se passe… Il revient à une vie de débauche. Donc il rendort la jeune fille. Mais attention, il peut toujours la réveiller à nouveau ! Finalement, il comprend que le problème vient de lui, de son incapacité à maîtriser le cours de sa vie. Donc, en un sens, il s’est « réveillé » dans le bon sens du terme.
Je ne vais plus au cinéma, car pour moi ces films relèvent du tour de manège, et je ne suis plus impressionné.
Là où cet homme tente d’intégrer la normalité à une vie de débauche, le Humbert Humbert de Lolita cherche à vivre une sexualité déviante à l’intérieur d’un quotidien rangé…
Stanley et moi discutions beaucoup de ces étranges connexions… Some Call it Loving rejoint aussi Eyes Wide Shut, en un sens. D’ailleurs, Stan adorait le texte de John Collier et songeait à l’adapter. Comme il était trop occupé à préparer Napoléon, je lui ai grillé la politesse ! La différence de mon film avec Lolita, c’est qu’il traite d’une frontière mince entre fantasmes et réalité. C’est pour cela que j’ai choisi ce design atypique, ce manoir insituable, ces costumes fous, cette langue venue de nulle part… Nabokov décrit des êtres plus ancrés dans la réalité : Humbert Humbert ne fantasme plus, il sait précisément ce qu’il désire.
Un autre de vos collaborateurs a traité les rapports hommes-femmes comme une forme de protection perverse : Don Siegel. Vous discutiez de ces thèmes avec lui ?
Non, nous cherchions surtout à transformer un très mauvais script en bon film ! Il m’a contacté pour Un Espion de trop et je lui ai dit en face que je trouvais l’histoire nulle. Il m’a répondu : « tu veux dire que tu hais ce script encore plus que moi ? Parfait, je t’engage ! ». Comme j’avais très envie de travailler avec Siegel, j’ai fait banco. Au moins, je me suis bien amusé avec lui, c’était un type profond et très malin. Il passait son temps auprès d’une industrie qui ne comprenait rien, alors travailler avec un producteur lui-même cinéaste l’a soulagé.
Avec Kubrick, vous sentiez-vous en lutte contre les leaders de cette industrie ?
Oui, nous parlions toujours de les « battre », ou plutôt de les « rouler ». Stanley m’a tout appris de ce côté. Mais nous savions aussi que nous avions besoin d’eux. Après tout, on ne peut pas les blâmer : ce sont des entreprises, elles ne défendent pas un art, elles font du fric.
Après tout, on ne peut pas les blâmer : ce sont des entreprises, elles ne défendent pas un art, elles font du fric.
Vous qui êtes un artisan de l’adaptation, que pensez-vous du Hollywood d’aujourd’hui, dominé par les remakes, les dépoussiérages de vieux mythes ?
Je ne vais plus au cinéma, car pour moi ces films relèvent du tour de manège, et je ne suis plus impressionné. La science-fiction, par exemple, ne m’intéresse plus. Il est vrai que le câble produit de meilleures choses : j’aime Les Sopranos, Boardwalk Empire, les programmes d’HBO en règle générale… C’est qu’ils se fichent du box-office. Mais je dois avouer que je passe plus de temps à chasser les vieux films en noir et blanc : malgré tout, je reste un amateur de whodunits et de storytelling à l’ancienne. Je dois être vieux jeu, que voulez-vous.
En voyant émerger le Nouvel Hollywood, vous aviez eu l’impression d’avoir gagné votre « lutte » contre l’industrie ?
Je pense qu’en allant chercher des matériaux subversifs à adapter avec Stanley, nous avons peut-être levé quelques barrières. Ces grands sujet que l’on dénichait à travers toute cette littérature, les gens n’y comprenaient rien. À commencer par les studios. Prenez Lolita, par exemple : Kubrick et moi avions vu l’humour qu’il y avait dans le roman de Nabokov. Tout le monde à Hollywood pensait que c’était un texte dégueulasse, mais nous, nous y lisions un certain rire. Ce regard singulier sur les choses, sans moralité, a fait notre force. D’ailleurs, c’est l’erreur du remake de Lolita, d’après moi. C’est un bon film, mais ils passent à côté de cet humour tordu. Bon, j’admets que je ne suis peut-être pas assez objectif pour en parler… Bref, dans les années 70, je me suis reconnu dans le courage de ces réalisateurs, en effet. J’ai adoré découvrir le cinéma des plus jeunes, surtout celui de Scorsese, et voir la seconde vie des plus vieux, comme Bob Fosse. Robert Mulligan et Alan J. Pakula étaient des amis proches. La plupart de ces gens sont partis : je suis le dernier des Mohicans.