Ce qu’il y a d’embêtant avec chaque nouveau film de Ken Loach, c’est qu’on a toujours l’impression de l’avoir vu un an plus tôt. C’est une impression tenace, mais trompeuse. Car la filmo du cinéaste est plus variée qu’elle en a l’air, s’étant calé sur une alternance de films historiques (Le Vent se lève, Palme d’Or à Cannes en 2006), de fables sociales (dernier en date Just a kiss), de portraits (Sweet sixteen), de fictions de gauches (The Navigators), etc. Mais bien sûr, ces variations ne forment qu’une seule ligne, que Loach suit au millimètre, depuis 40 ans, rien que ça. C’est ce qui rend l’appréhension de ce travail au coup par coup difficile : qu’ajouter, qui n’ait pas déjà été dit mille fois ? Au moins faisons lui grâce de nous offrir une porte de sortie : on peut bien faire mille reproches au cinéma de Ken Loach, mais s’il y a bien quelque chose à mettre à son crédit, sans l’ombre d’un doute, c’est que le Britannique, depuis toutes ces années, au moins fait le boulot. On n’a pas le droit de moquer cela, cette abnégation à dénoncer ce qui le révolte. « Citizen Loach » (pour reprendre le titre d’un film que Karim Dridi lui avait consacré) n’a jamais abdiqué, il continue à faire ce que peu, au fond, savent faire dignement, il fait honneur, parfois maladroitement certes, à son engagement à gauche, et on ne pourra jamais lui enlever ça.
It’s a free world… est plutôt un bon Loach. Qui dénonce, pour sûr. En ligne de mire, l’effrayante mutation du travail en Grande-Bretagne (et ailleurs aussi), où l’économie de marché plus que jamais suce la force de travail des masses laborieuses venues d’ailleurs (les travailleurs clandestins), tout en adoptant un discours hypocrite et cynique, nationaliste et sécuritaire, qui fait de cette masse anonyme et vulnérable une cible toute faite pour exciter la peur de l’étranger. Cette horreur et cette corruption du capitalisme-sangsue, qui d’une main profite de ceux qu’il frappe d’une autre main, Loach en rend compte – et c’est la nouveauté – via un personnage dont il adopte entièrement le point de vue. Sauf que ce personnage est un enfant monstrueux de ce système inique et aliénant. Angie, une blonde pulpeuse dont la blondeur rappelle la Joy de Poor cow (1967), le premier et plus beau film de Loach, monte une agence d’intérim pour travailleurs clandestins. On la suit, on est avec elle, et pourtant Angie est une traîtresse de classe, comme on disait à une époque : réclamant sa part du gâteau, qu’elle n’entend pas laisser à ceux qui l’exploite, elle s’insère dans la chaîne d’exploitation et en vient à son tour à exploiter odieusement plus faible qu’elle. Belle figure de l’aliénation, que Loach utilise malicieusement, insistant sur son courage et sa sympathie, pour mieux souligner ce qu’il y a de pervers et d’immonde dans ce système, qui transforme les anges en diables, et pourrit tout le monde. C’est le grand tour du passe-passe du capitalisme : paupériser les masses laborieuses jusqu’à les agglutiner dans le corps informe du lumpenproletariat, cette classe que Marx décrivait comme le ferment de la mafia et des petits illégalismes que l’état policier a tout loisir de mater, pour le grand plaisir et le confort des bons bourgeois. Ce n’est pas tout neuf, mais ça fait du bien d’avoir un Loach pour nous rappeler ces quelques vérités du monde dans lequel on vit, et dont tout le monde ou presque se fout quand il ne décide pas, à 53%, de s’en féliciter.