Irène prend le chemin inverse de celui emprunté par le précédent film de Cavalier. Le Filmeur (2005) partait du détail, de l’intime, d’éléments insignifiants du quotidien, et à force d’accumulation, finissait par déployer une sorte de cosmogonie, le montage formant comme la toile d’ensemble du vivant et de ses corollaires, la décrépitude, la mort, l’anéantissement. C’était, paradoxalement, en creusant, en ressassant, en démultipliant cette dimension d’anecdote que le film procurait une sorte de vertige, comme si l’univers tout entier, les interrogations existentielles, la peur de la fin, étaient à portée de main, tapis au coeur d’un papier peint décrépi ou d’un morceau de viande à la cinglante crudité.
Si Irène commence comme avait commencé Le Filmeur, c’est au contraire, et sans dévier de sa route, vers un resserrement dans les tréfonds de l’intime et de la mémoire que le film nous guide, vers une image, un point précis de cette toile d’ensemble : une photo du personnage éponyme. Une image simple, figée, qui semble n’avoir jamais subi le travail du temps. Et pour cause, à la différence de toutes ces choses dont Cavalier enregistrait, dans Le Filmeur, la lente érosion, Irène, compagne du cinéaste, mourra dans un tragique accident de voiture, en 1972. Il n’y a donc que peu de traces, et Cavalier doit faire avec cette absence, revenant sur les lieux où il appris le drame, décrivant l’attente inquiète qui fut la sienne, voyant les heures défiler et la nuit tomber avant d’être dévasté par l’effroyable nouvelle.
Depuis Vies (2000), les films de Cavalier ont une manière singulière de nous saisir par surprise, de saper peu à peu, à notre insu, les digues secrètes que nous construisons parfois pour nous protéger de l’émotion. Irène n’évoque pas tout de suite, frontalement, le moment précis de l’indicent, il y va par cercles concentriques, anecdotes apparemment détachées de cette histoire, accidents de parcours (une chute dans un escalier mécanique) qui prennent à retardement valeur de symptôme, bref, n’atteint pas immédiatement le cœur douloureux et inconsolable du sujet. C’est moins une question de retenue ou de pudeur (le film est, comme souvent chez Cavalier, assez cru), comme pourrait d’abord le laisser penser la petite voix faussement douceâtre du cinéaste qui accompagne chaque plan. Non, c’est plutôt une manière de réunir, pas à pas, toutes les pièces du drame, de n’en ignorer aucune, avec une sorte de masochisme et de lucidité mêlés, sublimes, presque suicidaires dans la volonté d’affronter patiemment, le long d’un film, l’horreur nue de la perte (là où Ce répondeur ne prend pas de message, film qu’il réalisa en 1979 sur la disparition d’Irène, d’écrivait plus ou moins abstraitement un processus d’éradication de tous les signes et objets qui pouvaient lui rappeler sa femme défunte).
Cette compulsion d’abord innocente, et encore une fois anecdotique, devient d’un coup déchirante quand cette accumulation finit par dévoiler son implacable logique. Il y a quelque chose d’intensément mélodramatique dans Irène, dans cette façon de révéler le tragique, mine de rien, au détour de la banalité. On ne commence pas d’être bouleversé quand vient le terrible moment de catharsis, non, on l’est soudainement à la vision d’un objet, d’une situation documentaire ou d’un mot en apparence anodin, c’est à dire, encore une fois, par les choses du quotidien qui, chez le cinéaste, par essence, quelles qu’elles soient, portent la trace de toute perte.