Le foyer révélateur
« Une ombre…
Toute l’infortune du monde
Et mon amour dessus
Comme une bête nue »
D’abord, un homme qui dort et son réveil brusque ; puis une silhouette qui se dessine derrière une porte vitrée. On ignore encore la nature de la relation entre l’homme qui ouvre et l’hôte qui vient. Peu après, les deux s’enlacent, plutôt se jettent l’un contre l’autre dans un mouvement rapide et saisissant. Peu d’échanges, juste une indication sur le lieu et l’heure -« Je ne sais plus si nous avions rendez-vous ». Le rapprochement, puis le choc des deux corps et enfin la jouissance que l’on peut en tirer. Jamais égale des deux côtés. Toujours prise par l’un au détriment de l’autre. Alors, on se rhabille ; et, comme elle est venue, elle part. « Elle », c’est-à-dire pas encore un prénom (l’amour qui commence), encore moins un « petit nom » (l’amour conjugal), mais une silhouette derrière la porte (le désir). Pour parler du nouveau film de Patrice Chéreau, on peut commencer par cet objet obscur, si cher au cinéaste : le désir bien sûr, ce qu’il vise et ce qui le menace. On pourrait d’ailleurs raconter Intimité ainsi : l’histoire d’un homme qui se trompe de désir, qui croit désirer encore quand il aime déjà, qui pleure finalement son infortune.
Intimité, le livre, un des points de départ du nouveau film de Patrice Chéreau, est un court récit à la première personne. Reproduisant un flux ininterrompu de pensées saisies dans leur mouvement aléatoire, Hanif Kureishi y donne à lire l’anodin et l’essentiel d’une existence, le ressassement douloureux de la voix intérieure fonctionnant comme une impasse pour l’homme qui veut quitter le foyer conjugal. Dans le livre de Kureishi, précis de décomposition d’un couple depuis la réflexion d’une moitié qui ne veut plus de l’autre, la question posée au personnage était donc à peu près : « Peut-on faire la part entre la violence irrépressible d’un désir (partir) et le confort d’une habitude appuyée sur un passé heureux (les débuts) et un avenir prometteur (les enfants) ? »
Le premier intérêt du film de Chéreau est assurément le déplacement de l’enjeu du roman initial et le travail d’écriture amenant à une histoire qui ne reprend sa matière qu’en partie (même si c’est à des moments stratégiques et magnifiques dans le film) mais lui offre comme une réponse critique : c’est-à-dire non seulement une deuxième vie mais aussi une « sanction », un éclairage sur cette décision. Car si la situation initiale permet à Patrice Chéreau de proposer parmi les plus belles scènes d’amour physique vues au cinéma ces dernières années (elles occupent quasiment toute la première demi-heure du film), empruntant à des influences qui vont du peintre Lucian Freud pour les teintes à Francis Bacon pour la façon de montrer le rapport sexuel comme une lutte entre deux corps, la deuxième partie est plus surprenante encore. C’est elle qui répond très subtilement au propos du livre de Kureishi.
En lançant son personnage à la recherche de la femme mystérieuse qui bouleverse sa vie, Chéreau renverse totalement le motif courant -et roi dans le cinéma actuel- du désir pulsionnel qui emporte tout et renvoie à une position archaïque les raisons sentimentales de l’attachement. Ce que découvre Jay, magnifique Mark Rylance, c’est justement ce qui l’a fait fuir de sa vie d’avant : un foyer plutôt rassurant avec femme, enfant et mari fidèle et protecteur. La grande idée de Chéreau (et d’Anne-Louise Trividic qui co-signe le scénario) est d’avoir accordé une place très importante au mari justement. Incarné par Timothy Spall, celui-ci confronte Jay à ses choix et incarne la déception sur laquelle on bute toujours quand on cherche la vérité de son désir. Grâce au mari (ou à cause de lui), Jay comprend enfin ce que Claire représente pour lui : non pas « la femme qu’il baise chaque mercredi » (c’est la version qui le rassure et qu’il expose à son ami), mais la femme qu’il aime et qui existe aussi les autres jours. Tous les jours et dans un quotidien qu’il connaît parce qu’il l’a refusé. Il est renvoyé à son point de départ.