De passage à Paris, Alê Abreu nous a longuement reçu afin d’évoquer la production chaotique de son deuxième film, sept ans après Garoto Cósmico, toujours inédit dans les salles françaises. D’abord très pudique, au point que son anglais hésitant incite son épouse à prendre la parole à sa place, l’homme s’anime progressivement pour défendre une œuvre qui crie sa volonté d’en découdre avec l’injustice sous toutes ses formes, à travers les yeux d’un enfant résolu à suivre son père parti au travail, jusqu’à se perdre lui-même.

Chro_Quel a été votre sentiment à l’annonce du prix remporté à Annecy ?

Alê Abreu : Difficile d’expliquer ce que l’on ressent quand on reçoit ce genre de prix. Bien sûr, cela représente beaucoup de choses. Annecy est le festival d’animation le plus important au monde, et ce fut un plaisir d’y présenter mon travail. Le public présent est par ailleurs critique et impliqué dans le monde de l’animation, si bien qu’il fut un peu intimidant de recevoir à la fois le Cristal et le prix du public. Il est parfois difficile de savoir à quoi s’en tenir au sujet des choix d’un jury, d’autant qu’il m’arrive d’aller dans des festivals dont le palmarès ne me convient pas forcément… Mais être consacré par le public me rend très heureux.

Avez-vous visionné les films avec lesquels vous étiez en concurrence ?

Impossible. Il y a tant de choses à faire à Annecy : des conférences de presse, des meetings… Je n’ai pas vu le moindre film, malheureusement.

Avez-vous eu des difficultés à monter ce nouveau projet ? Existe-t-il des aides spécifiques pour le cinéma d’animation au Brésil ?

Il existe en effet des programmes, grâce auxquels l’industrie culturelle brésilienne se développe désormais considérablement. Si ce n’était pas le cas, chaque producteur devrait non seulement créer son film ou sa pièce de théâtre, mais aussi trouver un financement. Il en a été ainsi pendant un temps, ce qui était très laborieux pour les producteurs. Désormais c’est un poids en moins : si votre projet a la chance d’être choisi, on vous donne l’argent pour le faire. Néanmoins, les sommes restent assez faibles car il s’agit de fonds publics. Dans mon cas, c’était même un tout petit budget, plus petit que ce que les producteurs reçoivent actuellement. J’ai eu le même budget que celui que j’avais obtenu pour mon premier long métrage, débuté en 2000 et achevé en 2007. Celui-ci, je l’ai entamé en 2010, et c’est un vrai miracle d’avoir réussi à le produire avec la même enveloppe.

L’expérience du premier film ne vous a pas aidé à faire aboutir le deuxième ?

Bien sûr, cela a aidé. Avec l’expérience, vous avez une idée du fonctionnement du système. L’ayant éprouvé sur le premier film, je me suis d’ailleurs demandé si je devais utiliser le même système sur le deuxième. Je me suis donc donné six mois pour tenter l’expérience d’une équipe réduite. Après quelques essais, je me suis rendu compte que je ne pourrais pas fonctionner avec la même équipe, parce qu’aujourd’hui, tout fonctionne différemment. Alors j’ai cherché des professionnels plus en phase avec mes besoins, et au final 150 professionnels, dont 20 animateurs, sont intervenus sur le film, tandis que j’ai signé l’intégralité de l’animation et des décors. Par ailleurs, à budget constant, j’avais une idée plus juste du coût des choses. J’ai donc dû faire plusieurs concessions. Je me suis chargé notamment de tout ce qui concernait la production, et c’est un processus très stressant.

N’est-il pas paradoxal d’adhérer à un système par essence tributaire des profits, alors même que le film dénonce le règne du capitalisme ?

Mais je ne dénonce pas l’économie dans son ensemble ! Aujourd’hui, tout est imbriqué. Le fait d’utiliser ce système de financement permet de développer l’industrie, et de réfléchir sur le cinéma que nous souhaitons développer dans notre pays. C’est pour moi une évidence d’utiliser tout ce que la société me donne, pour m’opposer à cette même société. Ce n’est pas un problème. Le contraire d’un tel système, ce serait une dictature. L’art, c’est la liberté de s’exprimer, et c’est précisément l’argent qui permet de développer l’art et une conscience culturelle dans un pays. Autrement, nous serions juste une sorte de miroir des films hollywoodiens. En réalité, mon film n’est pas contre l’économie, mais contre la manière dont celle-ci dirige aujourd’hui le monde. On pourrait continuer avec le capitalisme s’il était un peu plus juste, et plus démocratique.

S’agit-il d’un récit autobiographique ?

Il y a toujours des éléments autobiographiques dans mes films, mais pas en totalité. Je n’ai pas perdu mon père, par exemple. Je pense qu’un film est comme un miroir : tous mes films me représentent, moi et mes sentiments.

 Si vous êtes l’enfant du film, on pourrait en déduire que vous portez un regard naïf sur le monde…

En effet, mais c’est un point de vue nourri de beaucoup d’espoir et de foi en l’humanité. Ce regard naïf me semble très important, il pousse à croire que tout est possible, qu’un autre monde est envisageable. Je suis également peintre et illustrateur, et parfois, je me sens forcé de refaire les mêmes choses que d’autres artistes parce que je suis forcément nourri de références. Parfois il est préférable de se sentir pur et frais, et pourquoi pas naïf pour redécouvrir le monde, et voir les choses d’un œil neuf. C’est l’idée : comprendre le monde. Ce que j’ai essayé de faire est donc de voir le monde à travers les yeux de cet enfant.

Peut-on rapprocher votre film de l’œuvre de Miyazaki, qui précisément, se place presque toujours du point de vue de l’enfant ?

Je pense être très influencé par Miyazaki, surtout dans son respect vis-à-vis des enfants. Ce qui est aussi très beau dans son travail, c’est cette alliance entre l’enfant, le mythe et le spirituel.

Au-delà du graphisme atypique et la profusion de couleurs qui évoquent délibérément des dessins d’enfants, le film frappe par son absence de décors. Peut-on y voir la métaphore d’une page blanche sur laquelle l’enfant est encore libre d’écrire sa vie ?

Le vide, l’arrière-plan blanc, est en effet une idée très importante dans mon approche du film. Le lieu métaphysique d’où nous venons et où nous allons tous, ainsi représenté, est une parenthèse entre laquelle se niche la vie. J’essaye toujours de représenter les tout premiers sentiments, ceux qui correspondent à notre venue au monde. Les premières sensations sont assez proches, à mon sens, de celles de la fin de notre vie, quand celle-ci est derrière nous et que l’on se retrouve face au vide métaphysique. Regarder les choses sous cet angle permet d’atteindre cette simplicité de la vie qu’on trouve dans les yeux d’un enfant.

Votre épouse est-elle intervenue sur le film ? Et, pardon de poser la question : avez-vous un enfant ? Si oui, vous a-t-il inspiré pour avoir cette vision innocente du monde ?

Nous n’avons pas d’enfant, mais en effet mon épouse m’aide toujours à tous les niveaux car nous sommes très proches. Elle parvient parfois à discerner la situation mieux que moi : « Non, commence plutôt de l’autre côté, tu es trop près de cet enfant, trop lié à la profondeur de l’océan, au bateau, il y a un très beau poisson que l’on doit voir… ». J’ai l’habitude de dire que ce film est pour l’enfant que l’on a en nous.

Il y a un contraste saisissant entre des teintes douces, un graphisme rond et enfantin, et des thèmes durs comme la dictature, l’exploitation, le profit permanent, la déforestation… D’où vous vient cette sensibilité militante ?

Pour vous répondre, il me faut revenir à la source même du projet. J’étais en train de travailler sur un documentaire animé retraçant 500 ans d’histoire en Amérique latine, Canto Latino, et, tout en écoutant de la musique protestataire des années 70-80, je suis tombé, dans mes carnets de croquis, sur l’ébauche d’un petit garçon, que j’ai décidé de développer. Je cherchais à comprendre pourquoi ce garçon était là, sous forme embryonnaire, et quelle était sa relation au monde. J’ai créé des petites séquences où on le voyait porté par le vent, courir dans une forêt, rencontrer d’autres personnages. Le film est ainsi né de questionnements politiques. J’ai d’abord voulu lier la fiction au documentaire. Mais au fur et à mesure, le personnage de l’enfant a pris de l’importance, et j’ai eu envie de mettre dans ses yeux ce monde que nous avions en arrière-plan. L’idée de base du film s’est imposée quand j’ai décidé d’utiliser ce point de vue.

 On retrouve votre passé de documentariste dans la scène constituée d’archives…

Le fameux animadoc (documentaire d’animation) que j’évoquais à l’instant a précisément été interrompu par la production du Garçon et le Monde. Mais si le film ne s’est jamais fait, je possédais des archives puisque l’animadoc devait être un mélange de plusieurs médias (scènes réelles, croquis). Au début je ne pensais pas les utiliser, mais durant la production, j’ai jugé intéressant de briser la narration fantaisiste. Il n’y avait plus de place pour le rêve, et c’est là que j’ai trouvé judicieux d’insérer de vraies images.

 Votre film adresse des clins d’œil à Charlie Chaplin, notamment avec le petit garçon qui manque tomber quand il marche avec son kaléidoscope, ou au Voleur de Bicyclette de Vittorio de Sica avec ce thème du père et de son fils face à l’adversité…

Beaucoup de références me sont venues à l’esprit, mais elles n’étaient pas conscientes. C’est après les avoir utilisées que j’ai réalisé qu’il y avait des influences.

 Une des scènes les fortement symboliques du film est la lutte entre l’oiseau aux mille couleurs et l’aigle noir symbole de l’oppression. Comment est venue cette image ?

L’inspiration m’est venue, sans que je puisse vraiment l’expliquer, durant le processus de création du film. Après coup, j’ai tenté de trouver une explication, mais le fait est que les manifestants du film sont très colorés, ont des instruments également colorés, or il existe des oiseaux colorés. Le condor est un oiseau typique des Amérindiens. Par ailleurs, le Brésil a connu une armée répressive, aussi j’ai choisi d’adopter la couleur noire pour représenter l’absence d’espoir, de liberté. Après avoir conçu l’oiseau noir, j’ai trouvé pertinent d’en faire un oiseau nazi. Pour compléter ma pensée, j’aimerais évoquer le travail du percussionniste brésilien Naná Vasconcelos, qui a créé avec l’aide de deux micros la musique pour le combat entre les deux oiseaux. Tandis qu’il regardait les images, il faisait la prise de son des manifestants colorés en utilisant une méthode de réverbération et d’écho pour créer le son de la répression. À ce moment-là, nous comprenons que la bataille est un combat pour la vie. C’est le premier combat que nous devons gagner avant toute bataille.

Travaillez-vous déjà sur un nouveau projet ?

Je crois en effet qu’un nouveau projet m’appelle, mais j’ai d’abord besoin de prendre des vacances. Ces quatre dernières années ont été très intenses. En 2015, peut-être que je commencerai à préparer un nouveau projet… en animation, bien sûr !

 

Remerciements à Renaud Hamard, Camille Scarparo et Tania Boisset