Insensibles a un dessus et un dessous. Le dessus, c’est l’Espagne d’aujourd’hui, c’est un homme que sauverait la greffe d’un père et d’une mère, malheureusement introuvables. Le dessous, c’est l’Espagne d’hier, 1930, c’est une poignée d’enfants internés pour insensibilité, c’est-à-dire ne ressentant pas la douleur ; l’arrachage d’ongles, la calcination d’avant-bras sont leurs jeux de mains à eux. Comment le dessus et le dessous communiquent, à quels stimuli du présent le passé réagit, par quel nerf l’Histoire est susceptible de remonter : telles sont les questions posées par Insensibles.
Ce que Juan Carlos Medina nous propose cependant, tout au long du film, c’est d’observer les deux faces en même temps, de les avoir ensemble sous les yeux, pour examen. Le passé d’un côté, le présent de l’autre, montage alterné dont on repère vite l’ambition, strictement narrative : ce qui fera se rejoindre les deux périodes ne passera pas par la mise en scène, par l’exploration des profondeurs du cadre (ou si peu – cf. les dernières scènes dans le souterrain, logiquement les plus palpitantes), mais quelque part ailleurs, dans le texte, dans le roman que le spectateur se reconstitue scolairement dans sa tête. Comme film déconnecté de lui-même, sur-écrit et sous-filmé, Insensibles lui-même a tout du membre ankylosé.
Non pas mort mais ankylosé, prisonnier de ses fourmillements : on y trouve beaucoup de bonnes idées laissées à l’état larvaire, et sur lesquelles l’ensemble du projet se fige, s’immobilise. Medina produit des visions assez épouvantables de l’enfance, quand celle-ci est folle, qu’elle saigne, qu’on la séquestre et lui fait du mal. L’ouverture, par exemple, sur cette fillette qui joue à s’incendier, parvient à lever quelques secondes d’angoisse authentique. Cette autre scène montrant que ne pas souffrir, dans l’Espagne chrétienne, c’est être évidemment antéchrist, le médecin brûlant un petit bras avec son briquet, et suscitant autour de lui force signes de croix – non pour la cruauté du geste mais pour l’indifférence de l’enfant. Belle idée encore que ces deux enfants qui ne sentiraient rien si on leur arrachait le coeur, mais qui tombent amoureux l’un de l’autre. Belle idée que ces êtres faisant du corps des autres une continuation d’eux-mêmes (la scène d’ouverture, encore une fois), sorte de masse modelable par les aléas politiques. D’hérétique, malade et victime, l’un d’eux devient, aux yeux des Nazis, païen, surhomme et bourreau.
On mesure tristement le potentiel que ces personnages renferment, et que le réalisateur a laissé moisir en eux. Rien que de embryons de cinéma écrasés par la prédominance du récit, par l’exhibition de ses structures. Déconvenue malheureusement prévisible, puisque Insensibles emprunte une voie connue du fantastique ibérique (Juan Antonio Bayona, Alejandro Amenabar, ou dans ses pires moments, Jaume Balaguero), celle du film à scénario, de la psychologie insondable, du secret de famille, de la multiplication d’intrigues ; enfin celle de l’académisme, purement et simplement.